Les villes, des biens communs : une vision, des ressources et un pouvoir partagés

Par Alex Gillis
Les entreprises de partage comme Uber et Airbnb nous permettent de nous déplacer, de louer des maisons et d’embaucher des gens pour accomplir des tâches quotidiennes. Mais s’agit‑il vraiment de partage?
Selon Julian Agyeman, coauteur du livre Sharing Cities et professeur en politique et en aménagement urbains et environnementaux à l’Université Tufts, aux États‑Unis, les entreprises de partage ont la même ambition que les sociétés de capital-risque : elles ne cherchent plus à favoriser le partage, mais plutôt à réaliser d’importants bénéfices et à exploiter des travailleurs et des quartiers.
Le mois dernier, à Evergreen Brick Works, à Toronto, M. Agyeman a parlé des véritables entreprises de partage, qui sont fondées, selon lui, sur une durabilité équitable qui conjugue égalité des êtres humains et enjeux environnementaux de même que justice sociale et durabilité de l’environnement. Il comptait parmi les quatre experts internationaux présents à un événement organisé par Evergreen et La fondation de la famille J.W. McConnell dans le cadre de son initiative Des villes pour tous, qui vise à favoriser des villes inclusives, novatrices et résilientes.
Toujours selon M. Agyeman, il faut aller au-delà de l’idée d’économie du partage pour explorer des approches qui sont axées sur la culture et la politique plutôt que sur le commerce et l’économie, et qui s’inspirent de notre conception générale des biens urbains communs affectés. Il croit que les biens urbains communs connaissent un recul. Internet, par exemple, serait un bien commun menacé. M. Agyeman soutient que nous avons besoin de la neutralité du réseau Internet.
Le concept de « biens communs » est apparu 800 ans avant l’arrivée d’Internet, mais il est toujours aussi révolutionnaire qu’à ses débuts. Les biens communs désignent des lieux et des ressources qui peuvent être partagés par tous. Ce principe a toujours été contraire à la privatisation et à la marchandisation des lieux et des ressources. L’origine du concept de biens communs remonte à la Magna Carta et à la Charte de la forêt, toutes deux rédigées au 13e siècle pour atténuer la famine et la souffrance causées par l’appropriation des forêts et des rivières par la noblesse.
Plus tard, dans l’Angleterre des années 1600, le concept de biens communs a refait surface après que des roturiers eurent défié les puissantes élites qui avaient clôturé d’immenses parcelles de terrain à des fins privées. Ce conflit sanglant a mené à la décapitation du roi d’Angleterre et au déclenchement de la guerre civile anglaise.
Aujourd’hui, l’idée de biens communs connaît un regain d’intérêt et revêt un nouveau sens.
Selon l’article The City as a Commons de Sheila R. Foster et de Christian Iaione, les connaissances communes, les cultures communes, les infrastructures communes et les quartiers communs sont des exemples de nouveaux biens communs. Dans l’article, les auteurs affirment que les habitants ont le droit à leur ville, c’est‑à-dire qu’ils ont le droit de participer à la création de leur ville et d’utiliser ses ressources collectives tangibles et intangibles, comme les rues, les parcs, les jardins communautaires, les espaces verts et les zones d’affaires et communautaires en voie d’organisation.
Mme Foster et M. Iaione proposent de nouveaux modèles de gouvernance qui permettraient aux villes de promouvoir un processus décisionnel inclusif et la distribution équitable des ressources aux groupes vulnérables et privés de leurs droits.
Les villes ont besoin de ces nouveaux modèles pour faire face aux nouveaux problèmes urbains. On s’attend à ce que les deux tiers de la population mondiale vivent dans les villes d’ici 2050, une augmentation massive par rapport aux taux actuels. La migration, l’urbanisme, les changements climatiques, les conflits violents et les inégalités sont des défis de taille au 21e siècle.
Compte tenu de ces problèmes majeurs, comment pouvons-nous créer des villes intelligentes où le partage est valorisé? La réponse se trouve dans les réseaux d’innovation en milieu urbain. Des modèles qui ont fait leurs preuves en Colombie, au Royaume‑Uni, aux États‑Unis, en Italie, en Allemagne et aux Pays‑Bas servent d’exemples à des villes canadiennes. Inspiré par ces modèles, le gouvernement fédéral a décidé d’investir 300 millions de dollars dans un fonds pour le défi des villes intelligentes.

L’initiative Participatory City au Royaume‑Uni est l’un de ces modèles. Selon Tessy Britton, fondatrice de Participatory City dont l’équipe travaille depuis sept ans à la recherche et au prototypage de nouvelles façons d’encourager la participation pratique, ces projets permettent aux gens de collaborer à la mise en pratique d’idées pour rendre leurs quartiers plus intéressants, agréables et viables sur les plans social, économique et environnemental.
À l’occasion de l’événement d’Evergreen, Mme Britton a expliqué que les citoyens et leur créativité sont au cœur du principe de ville en tant que bien commun, et que les petits échanges amicaux créent des réseaux de coopération fondamentaux pour un avenir durable. Participatory City vise essentiellement à remanier ou à restructurer les systèmes de façon à favoriser la participation concrète de la population au quotidien. Selon Mme Britton, l’initiative a donné naissance à une plateforme de biens communs.
Le prochain projet de Participatory City ciblera un quartier de 200 000 habitants dans le nord-est de Londres. Mme Britton a affirmé que ce quartier occupe le neuvième rang des régions les plus pauvres du Royaume‑Uni, et que la pauvreté y est généralisée, contrairement à d’autres endroits où des personnes défavorisées côtoient des personnes issues de la classe moyenne. L’équipe de Participatory City espère recueillir 7 millions de dollars en cinq ans pour financer 360 projets.
Mme Britton a expliqué que les habitants des régions visées auront chaque semaine 70 occasions d’échanger ou de coopérer avec des voisins, que ce soit pour cuisiner, jardiner, apprendre, réparer, offrir des services ou effectuer des tâches quotidiennes. Ainsi, les réseaux d’innovation en milieu urbain deviendront monnaie courante. Mme Britton a dit que pour intégrer et intensifier la participation, il faut la rendre attrayante, accessible, pratique et avantageuse; chaque action doit profiter à tous ceux qui y participent.
Mme Britton a ajouté que ces quartiers seront créés par tous ceux qui y vivent, non pas au prix d’efforts héroïques ou extraordinaires, mais simplement par l’accomplissement de nombreuses tâches quotidiennes en groupe, plutôt qu’individuellement.
Dans le même ordre d’idées, Julian Agyeman a expliqué qu’il existe quatre conditions pour assurer une durabilité équitable : améliorer notre qualité de vie et notre bien-être, répondre aux besoins des générations actuelles et à venir, garantir la justice et l’équité en ce qui concerne la reconnaissance, les processus, les méthodes et les résultats, et vivre dans le cadre d’un écosystème.
 

Medellin, Colombia

Agyeman a déclaré que la redéfinition du partage et le regain d’intérêt pour le concept pourraient promouvoir l’équité, aider à reconstruire les communautés et réduire considérablement l’utilisation des ressources. Il a proposé de combiner l’espace virtuel et l’espace réel pour élaborer des plateformes qui favorisent l’équité. Il a donné l’exemple de Medellín, en Colombie, où l’on a créé des biens urbains communs en améliorant l’accessibilité des quartiers pauvres, en aménageant des parcs de bibliothèque qui offrent un accès gratuit à la bande passante, et en mettant sur pied d’autres initiatives novatrices ciblées dans la ville. Plus important encore, la ville établit son budget en grande partie grâce à un processus participatif.
En Italie, le LABoratory for the GOVernance of Commons (LabGov) est un organisme qui forme annuellement une trentaine d’étudiants et d’experts en gouvernance des biens urbains communs. Il met l’accent sur les partenariats entre les citoyens, les organisations non gouvernementales, les administrations publiques, les entreprises locales et les communautés qui se partagent de maigres ressources et s’occupent des biens communs en milieu urbain, qu’ils soient tangibles ou intangibles. LabGov dirige une initiative dans la ville de Bologne, en Italie, visant à encourager le développement d’une ville partagée où les routes urbaines sont des biens communs. En outre, il travaille à la mise sur pied d’une agence chargée des biens communs industriels et culturels. Au cours de la deuxième phase, les citoyens auront l’occasion d’entreprendre des projets dans la ville.
Aux États‑Unis, Living Cities et Reimagining the Civic Commons intègrent des concepts novateurs de biens communs. Living Cities est un organisme qui collabore avec des citoyens influents de diverses disciplines dans quelque 40 villes américaines afin de trouver de nouvelles façons d’améliorer le bien-être des personnes à faible revenu. Reimagining the Civic Commons est une initiative qui lutte contre la fragmentation économique et sociale dans les villes par la revitalisation des espaces publics, comme les parcs, les esplanades, les sentiers et les bibliothèques, afin d’y rassembler des gens de différents milieux.
Au Canada, la prochaine phase de l’initiative Des villes pour tous consiste à travailler avec des partenaires pour mettre sur pied un réseau des villes de l’avenir, un projet collaboratif ayant pour but d’établir un lien entre les plaques tournantes actuelles et émergentes de Toronto, de Montréal et d’autres villes. Cette collaboration entre de multiples partenaires, dont La fondation de la famille J.W. McConnell et Evergreen, vise à mettre en commun et à coordonner des occasions d’apprentissage et des investissements substantiels dans les années à venir. La construction du centre torontois du réseau, le Future Cities Centre, est déjà en cours à Evergreen Brick Works.

Journaliste d’enquête et auteur, Alex Gillis a collaboré avec plusieurs publications importantes au Canada. Il a aussi travaillé avec des organismes communautaires et des organismes de développement international.