Par Elvira Truglia
Après la pose de ses premières prothèses auditives, Mahmoud, sept ans, de Jordanie a éclaté de rire. « Il entendait, c’était extraordinaire », rapporte Audra Renyi, directrice générale de la Fondation internationale World Wide Hearing (WWH), un organisme à but non lucratif canadien qui offre des services accessibles aux personnes atteintes de perte auditive dans les pays en développement. World Wide Hearing se prépare à étendre au Canada ses services, qui seront pris en charge par des ressources locales.
« Notre but est de relier les enfants à leur monde, d’améliorer leur vie et de leur offrir de meilleures possibilités scolaires et, plus tard, professionnelles », affirme Mme Renyi
Fondée en 2011, WWH forme des membres de diverses collectivités au dépistage de la perte auditive, à la pose de prothèses auditives peu coûteuses et à l’offre de soins aux personnes malentendantes dans plusieurs pays, dont la Jordanie, le Guatemala et le Vietnam, qui présentent d’importantes lacunes en matière de services d’audiologie. Les services de l’organisme, dont le siège social est situé à Montréal, visent principalement les enfants, puisque ce sont eux qui ont le plus à gagner d’une évaluation précoce, laquelle peut leur permettre d’obtenir une meilleure éducation, de trouver de l’emploi et d’éviter l’isolement social, un stigmate courant de la perte auditive.

Hany Ghonaim, audiologiste, procède à un examen de l’oreille au Step by Step Child and Family Centre de Khanawake, au Québec.
Au tour du Canada
Le 2 mai, WWH a offert des services au Canada pour la première fois en effectuant des dépistages auditifs au Step by Step Child and Family Centre de Kahnawake, une communauté mohawk située à 20 minutes de Montréal.
« Un faible développement du langage est souvent symptomatique d’un problème auditif. Nous voulons donc éliminer cette possibilité avant de planifier toute intervention », souligne Nancy Rother, coordonnatrice des programmes d’inclusion pour Step by Step.
Pour les enfants, l’accès à des services d’audiologie peut faire la différence entre l’acquisition ou non de la parole et du langage.
WWH a apporté à Kahnawake ses trousses de diagnostic portatives, conçues par la société Clearwater Clinical. Elles comprennent un audiomètre, qui transmet des sons à un casque antibruit et fonctionne au moyen d’une application pour iPad conçue pour les enfants et nommée ShoeBOX. Il s’agit d’un jeu où l’utilisateur déplace des icônes du côté vert ou rouge de l’écran. Le vert signifie que l’enfant entend le son émis par le casque d’écoute, et le rouge, qu’il ne l’entend pas.

Hany Ghonaim, audiologiste, examine les oreilles des enfants avec un otoscope pendant une séance de dépistage de WWH au Step by Step Child and Family Centre.
Au total, 26 enfants d’âge préscolaire ont été évalués en une matinée. Pendant qu’un audiologiste procédait à des examens de l’oreille, le reste de l’équipe, composée d’employés de WWH et de bénévoles ayant été formés à l’utilisation de l’outil, aidait les enfants à utiliser le jeu interactif. Les résultats permettent d’établir quels enfants ont besoin d’une évaluation plus poussée ou d’obtenir des soins relatifs à l’oreille. Jusqu’à maintenant, 160 enfants ont été évalués par WWH sur deux jours à Kahnawake. WWH a également formé six enseignantes et une infirmière de la collectivité pour évaluer les élèves, accroissant ainsi la capacité locale de dépistage.
« Nous nous préparons à lancer la Northern Hearing Initiative, et la réalisation d’un projet pilote parallèle en collaboration avec ces collectivités nous apporte beaucoup de nouvelles connaissances », affirme Mme Renyi.
Destination : le Nord
Selon une étude publiée par Bibliothèque et Archives Canada en 2006 (en anglais seulement), les troubles de l’audition sont l’un des problèmes de santé les plus courants dans certaines régions de l’Arctique. Le rapport fait état d’un taux de prévalence de la perte auditive pouvant aller jusqu’à 30 % chez les Inuit d’âge scolaire, alors que ce taux est de 2,63 % pour les enfants dans la population en général.
La région de Qikiqtani (île de Baffin), au Nunavut, ne compte qu’un seul audiologiste pour 12 collectivités très éloignées les unes des autres. Montréal, à titre de comparaison, compte 138 audiologistes. Lorsque l’initiative de WWH sera lancée au Nunavut, environ 24 travailleurs de la santé (un ou deux de chaque collectivité de la région de Qikiqtani) se rendront à Iqaluit pour apprendre à utiliser un otoscope en vue de dépister les problèmes auditifs et à se servir de la trousse d’outils d’audiométrie pour détecter la perte auditive. Après un dépistage collectif auprès des enfants d’âge scolaire d’Iqaluit, les travailleurs de la santé retourneront dans leur collectivité pour y étendre le travail de dépistage et former d’autres travailleurs de la santé.
« L’objectif premier est de renforcer les capacités locales », précise Mme Renyi. « Nous serons présents pour faciliter le processus de formation et nous assurer que les collectivités prennent le relais. »
Technologie, données et vision globale
Selon Mme Renyi, bien que certaines études fassent état d’un taux de prévalence élevé de perte auditive dans le Nord, les données précises font défaut. Elle tente cependant de remédier à la situation, grâce à une subvention de 550 000 $US offerte par Google.org pour la conception et l’essai d’une trousse mobile d’outils de diagnostic de la perte auditive à très faible coût, ainsi que pour l’établissement de la première base de données mondiale sur la perte auditive. Ce soutien permet de s’attaquer à la perte auditive à l’échelle locale et d’obtenir de précieuses connaissances qui viennent appuyer la recherche à l’échelle mondiale.

Vanessa Barford, du Centre de la fluidité verbale de Montréal, aide un enfant à jouer au jeu interactif d’une trousse d’outils d’évaluation auditive au Step by Step Child and Family Centre.
L’aide de Google.org a également permis à WWH de financer la conception d’un outil d’audiométrie pour iPad permettant de transférer les données de ces appareils mobiles vers le nuage informatique. Ce travail a été achevé en décembre 2015, mais ce n’est là que la première étape. « Imaginez maintenant un tel outil fonctionnant sur de nombreux types d’appareil de différents fabricants », mentionne Mme Renyi.
Le prochain objectif sera d’utiliser les données agrégées pour déterminer les tendances. Mme Renyi espère que les mégadonnées pourront servir à éclairer les décisions des gouvernements en matière d’attribution des ressources, afin de mieux soutenir les interventions utiles aux personnes atteintes de perte auditive.
Innovation inversée
« Audra est une pionnière de l’innovation inversée », affirme Peter Singer, président-directeur général de Grands Défis Canada. « Son travail montre que les idées et les innovations qui ont fait leurs preuves dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire, notamment en sauvant des vies, en améliorant la qualité de vie, en permettant de desservir les collectivités rurales et en abaissant les coûts, peuvent aussi être utiles aux Canadiens. » Grands Défis Canada, un organisme financé par le gouvernement du Canada qui soutient des idées audacieuses ayant une incidence importante sur la santé à l’échelle mondiale, finance les activités de WWH dans les pays en développement et a récemment annoncé l’octroi d’une importante subvention qui permettra à WWH d’intensifier ses activités.
Peter Singer insiste sur le fait qu’il est possible d’accomplir davantage grâce à la collaboration. « Ce partenariat permet de transposer l’innovation et de la mettre à profit ici, au Canada », fait‑il remarquer.
Pour Mme Renyi, dans le domaine de la santé à l’échelle mondiale, l’innovation est une nécessité. « Dans les régions où les ressources sont limitées, on n’a d’autre choix que d’être créatif. Il faut diminuer les coûts tout en continuant à offrir des soins de qualité. Il faut trouver des solutions mobiles afin d’offrir des services aux populations mal desservies qui habitent loin des hôpitaux et des cliniques », soutient la directrice générale de WWH. Selon elle, lorsqu’un concept novateur porte ses fruits, on en vient à réaliser qu’il peut être appliqué aux collectivités éloignées du Canada qui font face à des défis similaires.
Revenant à l’histoire de Mahmoud, le petit Jordanien de sept ans, elle souligne l’élément humain fondamental de ce travail qui mobilise tant de gens. Elle revoit le père de Mahmoud, après la pose des prothèses auditives, entrant dans la salle et appelant son fils par son prénom. « L’enfant a levé les yeux et, voyant son père, il s’est précipité dans ses bras et a éclaté en sanglots », rapporte Mme Renyi. « C’était la première fois qu’il entendait la voix de son père. »