L’art comme moyen de transformation pour les jeunes — entrevue avec Phyllis Novak et Rudy Ruttiman de Sketch

Installé à Toronto, SKETCH est un organisme d’art communautaire qui collabore avec des jeunes de 16 à 29 ans qui vivent dans la pauvreté, en situation d’itinérance ou en marge de la société. Son objectif ultime est de transformer des vies et des communautés. L’entrevue réalisée avec la directrice artistique fondatrice Phyllis Novak et la directrice générale Rudy Ruttiman a été abrégée pour des raisons de longueur et de lisibilité.

Pouvez-vous nous raconter comment SKETCH a évolué, passant d’une offre de services principalement de type porte ouverte à la création d’une programmation qui amène plus délibérément les participantes et les participants vers une transformation? Comment en êtes-vous venues à croire qu’une telle évolution était possible et qu’avez-vous appris?

Phyllis : Avant de déménager dans cet espace sur la rue Shaw, nous avons appris des jeunes eux-mêmes le genre d’engagement qu’ils souhaitaient. Le premier niveau renvoyait à un engagement informel : être exposé aux arts, manger un repas, aimer faire partie d’une communauté et nouer des amitiés, etc. Le deuxième niveau renvoyait aux jeunes qui voulaient tout de suite suivre un atelier et se fixer des objectifs pour acquérir certaines compétences artistiques. Le troisième niveau d’engagement renvoyait aux artistes qui s’efforçaient déjà de bâtir leurs pratiques et assumaient un rôle de leadership.

Ce qui a été surprenant, c’est de voir à quel point un contact avec les arts peut permettre à des jeunes de résoudre certains de leurs problèmes personnels, de tisser des liens ou de poursuivre un cheminement de carrière. Selon nous, une transformation se produit chez les jeunes et dans la société en général lorsque les contributions artistiques de ces derniers sont appréciées et qu’ils apprennent à assumer un rôle d’organisation et de leadership au sein de leur communauté.

Rudy : La décision de déménager dans cet espace a été déterminante. Nous avons décidé que nos travaux seraient ancrés dans un lieu. Pendant un certain temps, nous n’avions pas d’espace à nous avant de nous installer sur la rue Shaw. SKETCH offrait donc des ateliers axés sur les arts dans différents lieux. C’était bien et ça représentait une bonne occasion de sensibilisation, mais nous avions l’impression que sans un espace consacré aux arts, nous ne pourrions pas avoir l’impact voulu.

Pouvez-vous expliquer de façon concrète comment les participantes et les participants vivent maintenant une expérience à plus long terme chez SKETCH comparativement aux premières années? 

Les données démographiques ont changé. Au départ, lorsque nous nous sommes installés sur la rue King en 2002, notre clientèle était en grande partie composée de jeunes hommes blancs sans-abri. Les femmes qui venaient entretenaient habituellement un lien quelconque avec ces derniers. Nous avons observé une augmentation de la diversité lorsque nous avons développé nos programmes. La programmation est alors devenue plus axée sur les compétences qu’ils souhaitaient explorer et développer. 

Phyllis : Nous avons appris au fur et à mesure que des personnes racialisées ont commencé à fréquenter nos studios que celles-ci n’avaient pas les mêmes besoins que les personnes non racialisées. Elles voulaient des compétences précises et un renforcement des capacités qui leur permettrait de poursuivre une carrière. Nous sommes passés d’un espace d’arts de type porte ouverte à un programme complet d’ateliers et de projets centrés sur l’acquisition de compétences. Nous avons aussi créé le Community Arts Leadership Program, qui est maintenant offert depuis sept ans. Certains jeunes qui ont pris part au programme sont demeurés chez SKETCH pour apporter leur contribution. Plusieurs de nos activités sont animées par de jeunes artistes qui sont aussi d’anciens participants ou participantes. Au cours du dernier trimestre seulement, plus de 20 jeunes se sont impliqués dans l’organisation, la coordination et l’animation d’activités. 

Rudy : Nous découvrons la beauté et la difficulté d’offrir du soutien à des personnes qui passent de participantes ou participants à leaders, en tant qu’animatrices et animateurs chez SKETCH, mais aussi dans la communauté plus vaste. Elles sont embauchées pour donner et animer des ateliers dans divers contextes, et aussi pour élaborer des projets dans leur communauté.

Sketch believes in transformative power of the arts

Comment en venez-vous à décider la nouvelle programmation potentielle qui pourrait le mieux accroître votre impact? 

Phyllis : Nous étudions le document National Survey on Youth Homelessness, qui explique qui sont les personnes qui vivent de l’itinérance, de la pauvreté ou de la marginalisation, et qui est le plus touché par ces problèmes. Il s’agit souvent des peuples autochtones, des communautés LGBTQIA2S+ et des groupes racialisés. Nous adaptons donc nos programmes en studio, notre mentorat et nos projets en fonction de leurs besoins.

SKETCH n’est pas un fournisseur de services et nous n’avons pas de financement de base. La plupart de nos fonds sont liés à des projets particuliers. Cela nous oblige à faire preuve d’innovation et de créativité, et à bien formuler nos priorités. C’est toujours une conversation vivante : qu’avons-nous la capacité de faire et que n’avons-nous pas la capacité de faire?

Nous avons conçu notre théorie du changement pour orienter notre planification, pour ne pas nous laisser porter par le vent, mais nous avons néanmoins une grande souplesse. Nous observons comment notre programmation s’aligne à celle d’autres systèmes ou organismes qui fournissent des services. Par exemple, si des fonds supplémentaires sont disponibles dans le domaine de la santé, nous allons évaluer notre programmation pour voir ce que nous pourrions offrir en lien avec des résultats de santé. Certains fonds, quoiqu’utiles, viennent avec des exigences de rendement qui peuvent demander beaucoup de temps et d’efforts de notre part. Nous sommes à la jonction de plusieurs systèmes (santé, éducation et soutien communautaire) qui touchent la vie des jeunes et nous ne cadrons pas dans seulement l’un d’eux.

Rudy : Il y a un avantage à ne pas être un organisme de services et c’est de pouvoir faire davantage ce que nous voulons. L’accent que nous mettons sur les arts aide à clarifier notre mission première. Nous prenons soin de ne pas devenir un fournisseur de services qui fait de la gestion de cas traditionnelle. Ce genre de travail est utile, mais nous préférons appuyer les poursuites artistiques et créatives des jeunes.

Vous avez dit vouloir changer la vie des gens, mais aussi des communautés. À titre d’exemple, un de vos participants du nom de Jason a créé une carte fantaisiste du réseau de transport de Toronto, imaginant le système de métro et de transport en commun rapide comme si la race et la classe sociale ne représentaient pas des obstacles à la mobilité. Comment défendez-vous et décrivez-vous cette partie de votre travail? 

Phyllis : J’aimerais que ce soit facile pour tout le monde de le voir et de le comprendre, mais ce n’est pas toujours le cas. Nous pensons que tout le monde a de l’imagination et peut aider à améliorer sa communauté. Nous aimerions qu’aucun obstacle n’empêche les gens de faire ce genre de contributions. Mais ce n’est malheureusement pas la réalité.

Selon nous, un contact avec l’art permet aux jeunes d’être plus résilients et de jouer un rôle par rapport aux grands problèmes de société. De manière générale, nous voyons que les jeunes veulent aider à résoudre les problèmes sociaux et ils ont d’excellentes idées sur la façon d’y arriver. Nous souhaitons renforcer leur capacité créative pour qu’ils puissent surmonter les obstacles sur leur chemin, et nous voulons militer à l’échelle de la communauté pour que leurs points de vue soient pris en considération au même titre que ceux d’autres citoyennes et citoyens. Leur art est radical, car il met en lumière ce qui a été caché ou refoulé. Pour que les communautés réalisent leur plein potentiel en tant que communauté dynamique, inclusive et prospère, elles ont besoin du leadership créatif des jeunes. 

Rudy : On dit qu’il faut deux fois plus de temps pour briser le cycle que le temps passé dans la rue. Ce n’est pas une solution miracle. Il faut créer du temps et de l’espace pour les jeunes. Il faut aussi définir à quoi ressemble le succès. Un de nos participants fait actuellement des études en médecine. La route a été longue pour arriver là. Ce n’est toutefois pas la seule façon de définir le succès. Pour nous, ça veut aussi dire quelqu’un qui vient tous les jours pour explorer et créer, et qui fait un travail qui lui plaît. 

Un des éléments clés est de fournir un espace fiable où les jeunes ne se font pas dire quoi faire. Ils pourront plutôt se développer et grandir à leur propre rythme, tout en ayant accès à de bonnes ressources et des gens compétents. Et nous nous assurons également que des artistes agissent comme mentors auprès des jeunes. 

Phyllis : Au fil des ans, nous avons ajouté à notre mission l’engagement d’être inclusif grâce à une justice transformatrice. C’est ce qu’il faut pour bâtir une communauté où tous se sentent accueillis et dans laquelle les enjeux systémiques sont reconnus et remis en question à cause des torts qu’ils ont créés. Nous collaborons avec les jeunes pour confronter ces torts et repenser les conflits et les problèmes qui en sont la cause. Ce sont les jeunes qui aident à façonner SKETCH. Ils ont un fort sentiment d’appartenance envers l’organisme et coaniment des activités avec nous. Ça fait toute la différence.