La danse de l’illusion

Beth-author-FR
« Chaque camp joue un rôle – l’ONG hyperallégée qui peut changer le monde avec des miettes et le philanthrope bienveillant qui mise toujours sur le bon cheval. »

~Laurie Michaels (philanthrope, présidente du conseil d’administration de l’Institut Aspen)

Horse Race. Photo by Sheree Zielke, 2007. CC BY-NC-ND 2.0 / http://flic.kr/p/AbUi2

Horse Race. Photo by Sheree Zielke, 2007. CC BY-NC-ND 2.0 / http://flic.kr/p/AbUi2


À la conférence annuelle du Réseau canadien des subventionneurs en environnement le printemps dernier, j’ai animé avec Devika Shah de l’Institut Pembina une séance au titre provocateur, Arrêter la danse de l’illusion. Le panel était formé de deux subventionneurs et deux subventionnés, et leurs réflexions ont déclenché une vive discussion qui m’habitait encore des semaines plus tard.
C’est Tim Brodhead, ex-PDG de la Fondation McConnell, qui a utilisé pour la première fois l’expression danse de l’illusion, en référence à une dynamique qui s’installe quand des groupes font semblant de pouvoir résoudre un énorme problème et que des subventionneurs font semblant de les croire. Comme l’expliquait Tim, cette illusion n’est nullement délibérée ou malintentionnée. Elle reflète plutôt une tendance des organismes et des subventionneurs à élaborer ensemble des accords et des rapports de financement sans jamais reconnaître tout à fait que les meilleurs plans dérapent souvent pour des questions de pouvoir et de politique. À partir du constat qu’à titre de subventionneurs, il nous arrive de miser sur le mauvais cheval et que les titulaires de subvention œuvrent souvent dans un cadre complexe et imprévisible, une réflexion sur cette séance m’a semblé un début tout indiqué pour ce blogue.
Alors, comment arrêter la danse de l’illusion? Il est crucial de reconnaître la complexité, l’incertitude et le caractère mouvant du travail en vue de changements systémiques. Les subventionneurs peuvent collaborer avec des organismes et financer des plans stratégiques et flexibles, comme l’a expliqué Ed Whittingham de l’Institut Pembina, citant l’expérience vécue par Pembina dans le cadre du processus Impact et clarté stratégique[1]. Les subventionneurs peuvent faciliter la mise en commun des stratégies et obtenir des propositions distinctes et coordonnées en fonction du total des fonds disponibles. Plutôt que de revendiquer la totalité du mérite pour un objectif grisant réellement énorme, plusieurs organismes pourraient réaliser une partie du travail qui contribue à l’atteinte de l’objectif commun.
Là où cette idée prend peut-être toute sa force, c’est dans la mobilisation de subventionneurs, d’organismes et d’autres acteurs autour de projets d’impact collectif, tels que le travail de réduction de la pauvreté du projet pour les sans-abri de Calgary dans le cadre de Collectivités dynamiques, ou celui de RE-AMP. On a établi pour ces projets un objectif commun dont l’atteinte est mesurée selon des indicateurs de succès communs, tout en permettant à chaque participant d’y contribuer à sa façon.
Il est aussi important de reconnaître la valeur de chaque étape sur le chemin de la réussite. Dans un exemple cité par Mary Pickering du Toronto Atmospheric Fund sur la planification du transport en commun, une étape vitale a été de financer l’établissement des rapports ayant mené à la coalition et la mobilisation. Mais il est également essentiel de s’engager à long terme pour créer un changement véritable : « Une fois qu’on a commencé, on ne peut pas s’arrêter en chemin. » Pour les bailleurs de fonds, cela peut se traduire par des subventions pluriannuelles, des programmes de financement à long terme ou divers types de financement adaptés aux divers stades du processus de changement (renforcement des capacités, recherche, plaidoyer, intervention sur le terrain…).
Agir de manière stratégique ne signifie pas qu’il faut renoncer à fixer des objectifs ambitieux ou refuser de prendre des risques. Bien au contraire, dit Nicole Rycroft de Canopée, « Demandez ce que vous voulez – vous pourriez bien l’obtenir! » L’idée de prendre des risques et de financer un ensemble de stratégies en sachant très bien que plusieurs vont échouer (ou du moins, dévier du parcours initial) est chose courante dans le monde de l’investissement, mais c’est beaucoup plus rare en matière de philanthropie. Comme le note la fondatrice d’Open Road Alliance, Laurie Michaels, dans une entrevue de Forbes : « Les subventionneurs doivent demander d’entrée de jeu ce qui risque de mal tourner et en tenir compte. Cela aide à renverser la dynamique du pouvoir, à établir des rapports d’alliance – comme cela devrait toujours être le cas. »
À notre séance du printemps dernier, la discussion a ensuite bifurqué vers la scission des actifs, la possibilité de gruger dans les fonds de dotation devant l’urgence de réalités telles que les changements climatiques, et le besoin d’élargir le bassin des intervenants si nous voulons produire un changement véritable. Ce qui nous ramenait au point de départ de la discussion : les systèmes que nous voulons influencer sont énormes, complexes et imprévisibles.
Je laisse la conclusion à Devika Shah : « Nous devons créer un espace propice à un dialogue plus honnête entre subventionneurs et subventionnés. La plupart des organismes sans but lucratif ont peur que leur subvention ne soit pas renouvelée s’ils avouent franchement leurs échecs. Non seulement faut-il que les ONG amorcent un dialogue plus honnête et plus adulte avec les subventionneurs, mais aussi que ces derniers encouragent – et récompensent – l’honnêteté. »
Merci à ma complice pour la séance du RCSE, Devika Shah de l’Institut Pembina, ainsi qu’aux panélistes (Ed Whittingham, Mary Pickering, Nicole Rycroft et Stephen Huddart), aux participants de la séance et à Pegi Dover, directrice du Réseau canadien des subventionneurs en environnement.

[1] Un module d’Innoweave auquel a participé Pembina avec le soutien de la Fondation McConnell.