Vanessa Andreotti
Vanessa Andreotti est titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la race, les inégalités et le changement mondial et professeure agrégée à la Faculté d’éducation de l’Université de la Colombie-Britannique.
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Bienvenue à Countless Rebellions, la série de balados qui explore les limites et le potentiel de l’innovation sociale en compagnie de chercheurs, de praticiens et d’activistes de tout le Canada. Cette série est produite à Montréal, sur le territoire traditionnel non cédé des peuples Kanien’keha:ka, aussi appelés Mohawks, qui a longtemps servi de lieu de rassemblement et d’échange entre les nations.
Dans cet épisode, je m’entretiens avec Vanessa Andreotti, qui est professeure agrégée à l’Université de la Colombie-Britannique et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la race, les inégalités et le changement mondial, pour discuter du paradigme qui, dans notre société, conditionne la vision du monde et pourrait être une des plus grosses entraves à un réel changement social. Vanessa fait de la recherche et enseigne à la Faculté d’éducation de l’Université de la Colombie-Britannique, sur la côte ouest du Canada. Elle étudie les mécanismes historiques et systémiques de reproduction des inégalités, ainsi que leurs répercussions positives ou négatives sur les possibilités d’un changement mondial.
Andreotti : La plupart du temps, nous entendons parler de changement lorsque les gens ont l’impression que les promesses de sécurité faites par la société ont été brisées et qu’ils veulent rétablir cette sécurité par d’autres façons de vivre, d’autres techniques ou d’autres styles de vie. Par contre, quand je parle de grand changement, il s’agit plutôt d’un changement dans la structure de notre être. C’est quelque chose qui est généralement inimaginable et impensable dans notre paradigme actuel. Le changement profond rend profondément mal à l’aise, probablement parce qu’il exige de notre part la recherche d’autres mécanismes de sécurité, ainsi que d’autres façons d’être, de se sentir en sécurité, de se sentir interreliés avec le monde et les uns avec les autres. Pour ça, il faut délaisser massivement les mécanismes de sécurité que nous avons actuellement.
Je me demande pourquoi notre paradigme actuel est notre plus grand obstacle au changement.
Andreotti : Si on tente de changer le monde à partir du même paradigme qui l’a créé au départ, on va très probablement finir par reproduire le même monde. Une des façons de saisir les limites de notre paradigme actuel consiste à comprendre qu’il est né d’un désir et d’une croyance très intenses selon lesquels la connaissance peut tout expliquer, tout corriger, nous dire qui nous sommes et servir d’intermédiaire à toutes nos relations. Il y a donc une obsession de la connaissance et beaucoup d’attentes irréalistes à son endroit. D’un autre côté, ce paradigme est aussi centré sur l’être humain. Il s’agit donc d’un paradigme fondé sur une certaine forme d’arrogance. Il est donc très difficile de se mettre à la limite de ce paradigme, d’aller à ses frontières, avec tout l’inconfort que ça entraîne. Lorsque nous nous attachons à une compréhension du monde qui met celui-ci dans une boîte, puis nous-mêmes dans une boîte au sein de ce monde, nous ne pouvoir pas voir au-delà. Il y a donc des possibilités qui demeurent du domaine de l’inaccessible. Pourtant, elles sont accessibles, et même, nous les vivons. Par contre, elles ne peuvent pas être mises dans une boîte. Par conséquent, elles ne sont pas considérées comme des expériences significatives. Pourtant, si, au lieu d’une boîte, nous avions quelque chose de plus souple et poreux pour nous mettre en contact avec le monde, pour servir d’intermédiaire avec lui, pour que nous puissions sentir et voir les possibilités qui nous sont actuellement invisibles?
Vanessa est consciente qu’il n’est pas facile de changer complètement de vision du monde. C’est profondément bouleversant d’abandonner notre compréhension du fonctionnement de la vie. D’après Vanessa, ce changement de paradigme nécessite beaucoup d’humilité.
Andreotti : Lorsque je parle d’humilité, je veux dire aller aux frontières, comprendre les limites de la connaissance, non seulement les limites de nos connaissances personnelles, mais aussi celles de la connaissance elle-même, celles de la possibilité de donner un sens au monde. Il faut comprendre qu’il est possible de raisonner avec d’autres sens. Bien que nous nous voyions de façon individuelle ou comme individus, nous sommes interreliés avec tout le reste. Si nous interagissons avec le monde pour susciter le changement, il est important de comprendre à la fois les contradictions et les paradoxes de nos propres façons de comprendre. Il faut aussi de se placer à la limite de cette façon d’être qui a engendré cette façon de connaître, de façon à pouvoir interagir avec le monde sans tenter de projeter sur lui nos illusions, sans tenter de déterminer exagérément la direction que cette relation doit prendre et la façon dont celle-ci doit se produire. Il faut partir d’un point de non-connaissance, interagir avec le monde autrement que comme des individus, comme si nous nous annulions les uns les autres dans de multiples temporalités, et prendre la responsabilité de cette forme de relation. Voilà ce qu’entraîne l’humilité, de mon point de vue.
Si nous pouvons être humbles et accepter que nous faisons partie d’une société et d’un écosystème bien plus vastes, comment alors pouvons-nous susciter un changement systémique?
Andreotti : Un système croît, atteint son apogée, puis amorce son déclin. D’après les travaux de Debra Friesen, en général, lorsqu’un système est en déclin, beaucoup de gens veulent en sortir. Toutefois, une chose importante dont il faut se souvenir lorsqu’on sort d’un système, c’est qu’on ne peut pas construire un système différent sur les ruines fumantes du premier. Souvent, lorsqu’un mouvement prône une solution de rechange, les gens veulent des résultats immédiats. Ils veulent remplacer le système précédent par quelque chose qu’ils sont déjà sûrs de pouvoir contrôler. On ne fait que remplacer des mécanismes de sécurité promis par l’ancien système, ces promesses étant maintenant considérées comme brisées. Pourrions-nous accepter que les promesses des systèmes sont irréalistes au départ et commencer à rechercher d’autres formes de sécurité? Autrement dit, il ne faut pas remplacer immédiatement ce système, c’est de toute façon impossible. Que nous le voulions ou non, nous ne ferions que reproduire l’ancien système. Et si ce dont nous avions besoin était d’expérimenter? Si nous voulons expérimenter, nous devons partir d’un point de non-connaissance, parce que sinon, ce n’est pas une expérience, c’est de l’ingénierie. Mais si c’est une expérience, vous concevez quelque chose dont vous prévoyez l’échec; le plus important, c’est l’apprentissage tiré de cet échec.
Comment peut‑on s’assurer d’échouer de la bonne façon?
Andreotti : Étant donné qu’on ne peut pas construire un nouveau système sur les ruines de l’ancien, l’improvisation a un rôle à jouer : les difficultés auxquelles nous faisons face, le fait de nous placer aux frontières de ce qui est perçu comme possible d’après nos connaissances, l’apprentissage qui peut se faire dans ce cadre, par l’échec, tout ça devient un engrais pour ce qui suit la disparition des ruines de l’ancien système. Ce que je crois important ici, c’est de ne pas voir l’échec comme un échec. Un échec est aussi une réussite. C’est une réussite à cause de l’apprentissage qui en naît, des possibilités qui s’en dégagent, du monde nouveau qu’il peut créer. Prenez un exemple : si, comme chercheuse, je refais toujours la même expérience et que j’obtiens les mêmes résultats, non seulement c’est un gaspillage d’énergie, mais comme je n’en apprends rien, c’est aussi sans intérêt! L’expérimentation et l’improvisation ont un sens : pour qu’elles soient enrichissantes, gratifiantes, excitantes et même amusantes, elles doivent être instructives. Il faut apprendre de ses échecs. Il faut aussi faire des erreurs! Ça fait partie du processus.
Alors, comment pouvons-nous nous tourner vers cette autre façon d’expérimenter, sans peur, et accepter d’échouer, de réussir, de trébucher, de tomber et de se relever sans être dépassé ni épuisé par ce processus et par notre quête d’un résultat? Je le répète sans cesse : si vous croyez que ce processus mènera du point A au point B, je peux vous garantir que vous serez déçu. Pendant longtemps. Par contre, si vous comprenez qu’il n’y a pas de fin et que le processus, que le chemin est en lui-même ce que vous recherchez, avec tous ses problèmes, ses paradoxes et ses contradictions, avec la joie qu’il y a à marcher ensemble, à respirer ensemble et à apprendre ensemble, alors je crois que nous sommes en bien meilleure position pour affronter les crises qu’il faudra affronter ensemble.
Il peut être tentant de concevoir un changement systémique en fonction de nous-mêmes, de nos collectivités ou même des sociétés dans lesquelles nous vivons. Toutefois, comme l’enseigne Vanessa, une autre approche se dessine lorsqu’on pense au changement en fonction de ceux qui nous suivront.
Andreotti : Si nous avons une responsabilité envers ceux qui nous suivront plutôt que la responsabilité de faire de nous-mêmes les héros ou les ingénieurs du nouveau système, nous allons déplacer notre attention et notre apprentissage, pour ne plus nous concentrer sur les résultats mais sur ce processus de cheminement et d’expérimentation. Nous saurons qu’il faudra chuter, trébucher, se reposer, rire, se mettre à nu et s’entraider au cours de ce voyage, au lieu de vouloir remplacer rapidement les mécanismes de sécurité que nous avons perdus par des mécanismes identiques présentés sous un autre jour.
Qu’est-ce qui devient possible lorsqu’on change sa façon de voir le monde?
Andreotti : Si on en arrive à un point où on est présent au monde, désarmé devant le monde, décentré, qu’on est en phase avec le monde, extrêmement attentif à ce qu’on est appelé à faire avec les autres pour faire basculer notre réalité ontologique et fonctionner de façon responsable dans cette réalité, alors on parvient à quelque chose d’autre. Je ne dis pas qu’il y aura nécessairement une amélioration immédiate. Je dis qu’une telle approche offrira d’autres possibilités viables, mais qui sont impensables ou inimaginables pour l’instant.
[Thème musical de conclusion]
Merci d’avoir été des nôtres. Je suis Scott Baker, et ceci est le balado Countless Rebellions, qui vous est offert par la fondation McConnell. Pour en apprendre davantage, écoutez sans faute nos autres épisodes. Si vous y découvrez quelque chose d’intéressant qui pourrait plaire à quelqu’un, faites-le-lui connaître. Countless Rebellions est produit par Adjacent Possibilities, en collaboration avec Brothers DePaul. Pour en apprendre davantage sur la fondation McConnell et le travail de ses titulaires de subvention, rendez-vous au mcconnellfoundation.ca.