Repenser la philanthropie

Lucy Bernholz

Lucy Bernholz est chercheuse principale au Center on Philanthropy and Civil Society de l’Université Stanford. Elle est également directrice du Digital Civil Society Lab. Son travail vise à comprendre comment les gens créent, financent et distribuent des biens sociaux communs à l’ère numérique.

Lorsque vous étiez enfant, que rêviez-vous de faire plus tard?

Être astronaute.

Quand j’ai eu 50 ans, j’ai réalisé que je n’avais probablement plus aucune chance de devenir astronaute. Je me suis dit : « C’est terrible! » Je ne pensais sûrement pas que j’allais diriger quelque chose comme le Digital Civil Society Lab à l’Université Stanford.

Qu’êtes-vous devenue?

Je suis historienne de formation. J’ai étudié l’histoire à Stanford. Je me suis toujours posé cette question : qu’est‑ce qui est public, qu’est‑ce qui est privé, et qui décide? En 1990, quand j’ai posé la question en tant qu’étudiante au doctorat, les membres de la faculté d’histoire m’ont regardée d’une drôle de façon comme s’ils se demandaient pourquoi je m’interrogeais à ce sujet. Ensuite, nous avons trouvé une façon de traiter la question d’un point de vue historique en étudiant les investissements philanthropiques dans les systèmes publics.

C’est moi qui ai rédigé la thèse. Je ne souhaitais pas rester dans le milieu universitaire. J’ai plutôt travaillé pour des fondations. Cette question théorique m’a menée à la philanthropie. J’ai ensuite travaillé plusieurs années dans des organismes philanthropiques, mais je me posais encore la même question! Encore et toujours! J’en suis venue à mettre sur pied et à diriger une société d’experts-conseils.

Le fait de travailler à la Silicon Valley explique peut‑être pourquoi la nature de la technologie numérique, ses hypothèses et ses limites ont commencé à dominer mes pensées. Mais je me posais toujours la même question : qu’est‑ce qui est public, qu’est‑ce qui est privé, et qui décide?

En 2010, j’ai réalisé toute l’importance que revêtait cette question dans l’environnement numérique et dans les démocraties, et je ne trouvais personne qui la considérait du point de vue de la société civile. J’ai vendu mon entreprise, je suis retournée à Stanford, et j’ai créé le laboratoire. Je me pose la même question depuis 25 ans et je n’ai toujours pas la réponse!

Que pensez-vous de la situation mondiale en ce moment?

Je suis au Canada depuis deux jours, donc je me sens mieux qu’il y a deux jours. Je suis sincère. Je suis une citoyenne américaine. Je suis une électrice américaine. Je suis très mécontente de ce qui se passe dans mon pays. Jusqu’à maintenant, j’ai eu le privilège de vivre dans des démocraties où j’ai pu m’opposer avec véhémence aux idées du gouvernement. Mais je n’ai jamais été offensée à ce point par les actions de mon gouvernement.

Dans ce contexte, quelle est la tâche qui attend les acteurs du mouvement d’innovation sociale?

Je ne m’associe pas au mouvement d’innovation sociale en soi. Je crois qu’il y a une place pour la démocratie dans le monde. Je crois que les gouvernements représentatifs élus sont notre meilleure option. Je pourrais citer Churchill, mais je suis certaine qu’on l’a déjà fait, donc je vais m’abstenir. Mon travail dans la société civile a toujours reposé sur le fait que les démocraties dépendent à la fois du dialogue direct avec le système politique et de la collaboration à l’extérieur du système.

L’un ne va pas sans l’autre. Pour un catastrophiste, la meilleure façon de comprendre ce principe est de savoir que lorsqu’une autocratie est instaurée, le premier objectif est de détruire les structures indépendantes en censurant les médias, en prenant le contrôle des voix indépendantes ou en fermant rapidement les lieux de rassemblement. Voilà comment ça se passe. On peut dire que j’ai passé ma vie à travailler de l’autre côté, à essayer de comprendre et de cerner la réalité d’un tel régime, de le dynamiser, ainsi que de comprendre notre responsabilité envers chacun et envers le système.

Je pense que la tâche de la société civile est plus colossale que jamais. À vrai dire, aux États‑Unis, je crois que la société civile lutte pour sa survie sans le savoir. Je ne pense pas que le secteur sans but lucratif du pays réalise à quel point il risque de disparaître. À la blague, mon collègue Rob Reich et moi nous disons que nous avons créé ce laboratoire dédié à la société civile numérique parce que nous ne croyons pas à l’existence de la société civile numérique. Ça n’existe vraiment pas. Et puisque nos cadres philosophiques et politiques nous disent que la démocratie ne peut exister sans la société civile, l’absence de société civile dans l’environnement numérique représente un signal d’alarme clair.

Selon moi, le mouvement d’innovation sociale est une composante de la société civile qui est fortement orientée, développée et façonnée par une compréhension du monde d’un point de vue économique. Donc, je pense que dans ma vision élargie de la société civile, l’innovation sociale vise à trouver et à utiliser diverses mesures de soutien économique qui permettront aux gens de s’entraider. Voilà la raison d’être de l’innovation sociale, et voilà en partie ce qu’elle propose depuis les 10 à 15 dernières années.

En réclamant un environnement favorable, en revendiquant son droit d’exister, en créant un mouvement et en insufflant une nouvelle énergie, l’innovation sociale a changé la nature de la discussion élargie sur le manque de structure financière pour ce genre de travail. À mon avis, il s’agit là d’un changement très important.

De nombreux changements majeurs doivent être apportés à notre société. Il existe deux méthodes courantes pour opérer ces changements : la révolution et l’adoption de nouveaux modèles. L’« expérimentalisme transformateur » existe-t‑il?

Voilà toute une question! Ça doit exister, mais je ne pense pas que ce soit de l’innovation sociale. L’innovation sociale, telle que je l’ai comprise dans son ensemble, ne remet pas en question le modèle organisationnel ni le rôle des biens publics subventionnés ou fournis par le secteur privé. Elle ne remet pas non plus en question le type de biens publics qui devraient être fournis par le secteur public. Elle peut combler les lacunes là où le secteur public se retire ou n’ose pas s’aventurer, mais je n’ai jamais vu quoi que ce soit qui vise à changer la relation entre les citoyens et leur gouvernement être défini comme de l’innovation sociale.

Je n’ai jamais vu non plus d’innovations sociales changer la relation entre les gens et le marché. Je ne pense pas que ce soit une révolution. Je pense que c’est plutôt une évolution du marché, pas du gouvernement. On pourrait établir un parallèle entre le mouvement d’innovation sociale et les mouvements sociaux traditionnels, dont l’objectif fondamental est de changer la relation entre la population et le gouvernement. Je ne pense pas que l’innovation sociale vise un tel changement. J’ai peut‑être tort. Peut‑être que quelque chose m’échappe. Je ne vois tout simplement pas comment c’est possible.

On ne sait pas ce qui arrivera si l’on rend les biens privés ou publics à 90 %, à moins de le faire. Quel est le rôle de l’expérimentalisme dans la recherche de nouvelles façons de bâtir notre société?

Je pense que les personnes qui dirigent ces nouvelles initiatives au profit de la société le font rarement d’abord à petite échelle avec l’intention de changer le système. Je n’ai jamais vu d’entreprise à vocation sociale ou d’innovation sociale intentionnelle ayant commencé à petite échelle pour ensuite entraîner un changement fondamental à un système. Aucun exemple ne me vient à l’esprit, mais si vous en avez un, je l’étudierai avec plaisir. Je sais que certains projets lancés à petite échelle ont pris de l’ampleur, mais je ne sais pas s’ils ont contribué à changer un système. Donnez-moi un exemple. Je serais ravie d’y réfléchir.

Regardez ce qui se passe aux États‑Unis en ce moment. Il y a 25 ans, les écoles à charte étaient considérées comme la grande entreprise d’innovation sociale. Nous venons de mettre au pouvoir, au moyen d’un processus très différent, une administration fédérale qui pourrait être en mesure d’appliquer à l’échelle du système ce qui a commencé à petite échelle. Si ce n’était pas déjà clair, je confirme que je suis complètement en désaccord avec un tel changement. Je me demande donc s’il s’agit d’un véritable mouvement d’innovation sociale ou d’un exemple réussi d’innovation sociale.

Alors, de quelle façon le changement social se produit‑il?

Lentement. Sporadiquement. Avec la participation de nombreux leaders. Avec beaucoup de retours en arrière. Il faut de la persévérance. Il faut des gens à l’intérieur comme à l’extérieur du système, il faut des révolutionnaires et des évolutionnistes. Voilà comment se produit le changement social. Je pense que, particulièrement dans un monde qui dépend de la technologie numérique, les changements majeurs seront rarement l’œuvre d’une seule personne ou organisation. Ce sont les réseaux et les systèmes répartis qui provoqueront les grands changements.

Le changement social ne sera pas instantané; le travail sera long et ardu. Le changement social exige que les gens au pouvoir nous cèdent la place [rire]. Ça ne se fait pas facilement! Ça ne s’est jamais fait facilement dans l’histoire de l’humanité.

L’innovation joue-t‑elle un rôle dans la passation des pouvoirs?

Oui, absolument. La nature du pouvoir et la façon de s’y accrocher, de le renforcer et de l’exercer sont différentes dans un monde de réseaux répartis qui dépend de la technologie numérique.

Le pouvoir a toujours résidé dans l’information, mais à l’ère numérique, la collecte, la conservation et l’utilisation de l’information requièrent des compétences et une dynamique totalement différentes. Quand je pense à nos vies sur le marché, au sein du gouvernement et des organes officiels du pouvoir politique et dans la société civile, j’ai l’impression qu’on a construit des maisons pour vivre sur la terre, qu’on les a construites dans un monde analogique où l’information était protégée par des serrures et des coffres-forts. Aujourd’hui, nous avons installé nos maisons sur des pontons et les avons mises sur le lac Ontario. Nous vivons maintenant sur l’eau et non sur la terre. Et vous savez quoi? Les maisons flottent. Mais allez-vous pour autant les jeter dans le fleuve? Elles ne tiendront pas le coup sur le Saint-Laurent. Elles flotteront sur un étang calme. En ce moment, beaucoup d’entre nous qui vivent dans ces bateaux-maisons se demandent ce que serait la vie sur un bateau de course ou un canot. Mieux vaut avoir différents types d’embarcations conçues sur mesure pour la navigation plutôt que d’installer une maison sur un ponton.

L’innovation et les mouvements sociaux peuvent donc fonctionner ensemble?

Quand je pense à une innovation sociale, je pense à un changement découlant de la dynamique de marché. Quand je pense à un mouvement social, je pense à un changement découlant de la dynamique politique. Les deux font partie de la société civile.

Qu’est‑ce qui vous donne de l’espoir?

Premièrement, c’est la curiosité. Elle est innée. On l’observe dès la plus tendre enfance. Les enfants naissent généralement avec un esprit curieux, mais on réprime leur curiosité dès qu’ils cessent de porter des couches. Deuxièmement, c’est le sentiment d’obligation collective à en faire davantage. Ce sont ces deux choses : la curiosité de chacun et l’obligation collective ressentie par tous. Je vois très peu de personnes incarnant ces deux choses qui restent inactifs en se disant : « Ça va. Laissons les océans se vider. »