Appuyer les racines sociales de la santé mentale

Kwame McKenzie

Kwame McKenzie est PDG du Wellesley Institute, directeur de l’équité en matière de santé du Centre de toxicomanie et de santé mentale, professeur de psychiatrie à l’Université de Toronto, et commissaire des droits de la personne de l’Ontario.

Lorsque vous étiez enfant, que rêviez-vous de faire plus tard?

Quand j’étais jeune, ou disons plus jeune, beaucoup de domaines m’attiraient. J’ai caressé l’idée de devenir écrivain, ou encore danseur. Ma vie était très différente à l’époque; je vivais dans un quartier pauvre de Londres, en Angleterre. Je n’avais qu’une idée en tête : sortir de Southhall.

Qu’êtes-vous devenu?

Je suis devenu médecin. C’est l’une des plus belles professions qui soient. Mais le problème quand on est médecin dans un pays riche, c’est qu’on a l’impression d’être dans une scène de MASH. On rafistole les gens, puis on les renvoie dans un monde où les déterminants sociaux de la santé ne peuvent que leur causer à nouveau du tort. Beaucoup de spécialistes de la médecine physique, comme les chirurgiens thoraciques et les cardiologues, ne remarquent pas ce genre de chose. Mais pour quelqu’un qui travaille en santé mentale, c’est frappant.

Au Royaume-Uni, lorsqu’un train du métro arrive en station, on entend une voix dans les haut-parleurs qui dit « Mind the gap », pour avertir les passagers de faire attention à l’espace entre le train et le quai. Vous l’avez peut-être déjà entendue. Après quelques années passées à faire attention, on commence à se dire : « Vous comptez y remédier, à cet espace? »

À Toronto, il y a une différence d’environ six ans entre l’espérance de vie d’une personne riche et celle d’une personne pauvre.

Généralement, les médecins sont très efficaces pour garder les gens en vie, et les psychiatres encore plus. Nous savons comment remettre les gens sur pied. Pourtant, le taux de rechute demeure important. Autrement dit, on guérit les gens, mais ils courent toujours le risque de redevenir malades. Il y a deux solutions : empêcher les gens de devenir malades ou changer les déterminants sociaux de la santé pour prévenir les rechutes.

En tant que médecin, je fais un peu de travail clinique. Quand j’en ai l’occasion, j’enseigne la médecine clinique à mes collègues, et je m’efforce de faire de la recherche clinique. Mais je consacre la majeure partie de mon temps aux déterminants sociaux de la santé, parce que je suis convaincu que c’est là, essentiellement, que réside la solution. En Ontario, le calcul est simple. Imaginez que l’on gère de façon exceptionnelle l’un des meilleurs hôpitaux psychiatriques, disons le Centre de toxicomanie et de santé mentale. On disposerait d’un budget de 320 millions de dollars, grosso modo. Si l’on gérait l’ensemble du budget en santé mentale, on aurait accès à 10 fois plus d’argent, c’est-à-dire à 3,2 milliards de dollars. Si l’on gérait la totalité du budget en santé, parce qu’il n’y a pas de santé sans santé mentale, on disposerait de 51 milliards de dollars. Imaginez maintenant que l’on s’attaque aux déterminants sociaux dans la fonction publique. On disposerait de 130 milliards de dollars. Et si l’on décidait de se pencher sur les déterminants sociaux en général pour améliorer les services de transport, pour s’assurer que les pensionnaires ont assez d’argent et de soutien, pour s’assurer que les gens soient en sécurité et qu’ils ne se blessent pas? Le budget serait alors de 600 milliards de dollars, parce que vous travaillerez avec le gouvernement et avec le secteur privé. On le voit bien, il n’y a pas 36 solutions : il faut faire tout ce qu’on peut avec 320 millions de dollars, ou tenter d’obtenir 600 milliards. Lorsque le temps est une ressource limitée, il est préférable de concentrer ses efforts.

Pouvez-vous nous donner une idée de l’ampleur des problèmes que vous affrontez?

Comme j’occupe diverses fonctions très différentes, la réponse est compliquée. Je vais m’en tenir au problème auquel je fais face ici, au Wellesley Institute. La mission de l’institut est d’améliorer la santé et l’équité en matière de santé dans la région du Grand Toronto. Pour ce faire, nous utilisons les déterminants sociaux de la santé comme point de départ. Nous intervenons dans les domaines du logement, du transport, de l’emploi et du développement des enfants. Nous nous efforçons de faire avancer les choses. L’une des raisons qui nous poussent dans cette voie est toute simple. À Toronto, il y a une différence d’environ six ans entre l’espérance de vie d’une personne riche et celle d’une personne pauvre.

Nous ne pouvons pas nous résoudre à accepter une telle situation. Il est injuste de perdre des années de vie simplement en raison des politiques sociales. Il faut absolument changer ça. D’ailleurs, le problème ne concerne pas seulement l’espérance de vie, mais aussi la probabilité de contracter une maladie chronique. Certains facteurs sociaux accroissent considérablement cette probabilité. C’est le plus gros problème en matière de santé en Ontario.

Selon votre expérience, comment s’opère un changement transformationnel profond et durable?

J’ai beaucoup appris depuis que je me suis embarqué dans cette aventure. Un concept qui, je crois, fait consensus maintenant est celui de l’écoépidémiologie. La façon la plus simple de le comprendre est d’imaginer le monde comme une série de poupées russes, qui s’emboîtent les unes dans les autres. Chacune des poupées est parfaite et complète, mais elle se trouve dans une autre poupée. Pourtant, même si chaque poupée ressemble à la précédente, les règles de fabrication diffèrent selon la taille des poupées. De la même façon, une approche scientifique différente s’impose selon l’angle d’analyse. Prenons un exemple : le tabagisme cause-t-il le cancer du poumon?

On peut examiner la question à l’échelle cellulaire et suivre les règles qui régissent l’étude des cellules. On peut y réfléchir à l’échelle des organes et étudier les poumons. C’est une tout autre branche de la science. On peut aussi envisager la question sous l’angle interpersonnel pour savoir ce qui a amené la personne à fumer et qui lui a offert ses premières cigarettes. Enfin, on peut traiter la question à l’échelle du système et déterminer comment l’usage du tabac s’est intégré à la culture, quels en sont les coûts et s’il est possible de le réglementer. Chacun de ces angles d’analyse est régi par des règles complètement différentes.

Non seulement les règles et les connaissances sont-elles différentes pour chaque domaine, mais si l’on tente d’appliquer les règles d’un domaine à un autre domaine, ça ne fonctionne tout simplement pas. Si je m’appuie sur la génétique moléculaire pour expliquer ce qui amène un adolescent à commencer à fumer, tout le monde me traitera de fou et me dira que ce n’est pas ainsi que ça fonctionne. Pourtant, ce que je constate d’une échelle à l’autre, c’est que les gens sont convaincus que leur point de vue est le bon, que les règles qu’ils connaissent peuvent être transposées à l’échelle de la personne, de la famille, de la communauté, du pays et même du monde.

Quelles mesures prendre pour vaincre le racisme structurel? Les individus sont impuissants face au racisme structurel.

L’une des questions d’intérêt que j’étudie, c’est de savoir si la durabilité du changement dépend de notre capacité à passer d’une échelle à une autre, à transposer nos connaissances d’une science à une autre. Autrement dit, s’il est possible d’appliquer deux solutions différentes à deux échelles différentes tout en veillant à ce que chaque solution tire profit des connaissances propres à l’autre échelle.   

Compte tenu de la complexité de la société et des systèmes en place, quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui œuvre dans le domaine de la transformation?

Je crois qu’il faut savoir être humble et respectueux. Il faut vraiment essayer de comprendre le problème. Parfois, on croit comprendre, alors qu’on se trompe. Je vous donne un exemple. Au Royaume-Uni, le gouvernement a décidé que ce dont les gens avaient vraiment besoin pour réduire leur consommation d’électricité, c’était d’isoler le comble de leur maison. Au Royaume-Uni, la plupart des maisons ont un comble aménagé en grenier. Le gouvernement a donc lancé un programme couvrant tous les frais d’isolation de toit. C’est comme si quelqu’un vous disait : « Vous allez économiser de 10 à 15 % sur vos factures d’électricité et de gaz, et ça ne vous coûtera pas un sou. Tout ce que vous avez à faire, c’est de signer ici. » Pourtant, presque personne n’a accepté l’offre. Lorsqu’on a demandé aux gens pourquoi ils avaient refusé, les raisons évoquées étaient vraiment simples. Ils étaient gênés de laisser quelqu’un d’autre voir leur grenier plein à craquer, comme le sous-sol d’une maison canadienne peut l’être. Le gouvernement a donc créé des entreprises chargées d’aller chez les gens pour faire le ménage de leur grenier. Voilà ce dont ils avaient besoin. Les gens ont ensuite participé au programme pour faire isoler leur toit.

Pour vous, qu’est-ce que l’innovation sociale?

De nos jours, le terme « innovation » est souvent utilisé à toutes les sauces. On entend constamment parler d’« innovateurs sociaux » ou d’« entrepreneurs sociaux ». Même le gouvernement peut se définir comme un innovateur social. Mais que cherche-t-il à accomplir? Il essaie de renforcer le tissu social en changeant les règles et en cherchant des façons d’accroître le capital social ou la situation sociale. Mais qu’est-ce l’innovation sociale pour moi? Je ne sais pas.   

Quelles difficultés rencontrez-vous dans votre travail?

Pour moi, la principale difficulté réside dans le fait que tous les problèmes sont interculturels, qu’il faut penser aux besoins différents de chacun. Les politiciens ont besoin d’une trame narrative; ce sont les histoires qui les intéressent. Ils veulent savoir si ce qu’on leur propose va leur être favorable ou non aux prochaines élections. Il faut aussi tenir compte de l’appareil administratif, qui veut faire avancer les choses. Malheureusement, son énergie est généralement focalisée sur les processus. Lorsqu’on aboutit à un résultat, le fonctionnaire, lui, n’est parfois plus là pour en prendre connaissance parce qu’il a changé de poste. C’est nécessaire pour grimper dans la hiérarchie. Ensuite, il faut penser aux nombreux intérêts des regroupements professionnels, et aux communautés, qui souhaitent réellement qu’un changement s’opère. C’est donc tout un défi de faire bouger les choses. Il faut être patient et comprendre qu’un changement durable, même s’il peut advenir rapidement, prend souvent du temps. Personnellement, je suis habitué à l’immédiateté de la médecine clinique, à poser un geste et à en constater le résultat. Le patient se présente, on pose un diagnostic, il se sent soulagé. Puis on formule un pronostic, on assure l’avenir. La personne a besoin d’une ordonnance? On la lui donne. C’est de la pure gratification immédiate. Mais ça reste ponctuel. Le vrai défi, c’est de provoquer un changement à l’échelle de la population, de la société. C’est de persévérer dans des projets à long terme qui nous tiennent à cœur, même quand on sait qu’on n’en verra peut-être jamais le résultat.

Qu’est-ce qui, dans votre conception du monde ou votre caractère, vous attire vers ce genre de travail?

Je crois que le fait d’avoir émigré, d’être un expatrié m’apporte quelque chose d’unique. Le fait d’être un Canadien aux racines britanniques, ou un Britannique aux racines caribéennes, m’amène à me pencher sur des questions plus fondamentales. Je ne peux pas tenir pour acquis ce qui va de soi pour la plupart des gens. Je cherche à savoir comment la situation des personnes de couleur va s’améliorer dans le monde, comment nous allons y arriver. Je crois qu’il est assez clair aujourd’hui que les gestes individuels sont importants, mais que le vrai changement vient d’ailleurs. Quelles mesures prendre pour vaincre le racisme structurel? Les individus sont impuissants face au racisme structurel. Comment atteindre l’équité en matière de santé? Les individus seuls ne peuvent pas assurer l’équité en matière de santé. C’est une tâche au-dessus des moyens des médecins et des cliniciens. Donc, si l’on souhaite garantir à chacun le droit aux mêmes chances dans la vie, il est clair qu’il faut imaginer le changement structurel.

Que pensez-vous de la situation mondiale en ce moment?

Je suis né en 1963. Quand mes parents sont arrivés au Royaume-Uni dans les années 50, on trouvait encore des affiches où l’on pouvait lire « Pas d’Irlandais, pas de chiens, pas de Noirs ». Depuis, l’ONU a eu un secrétaire général noir, et les Américains ont élu un président noir. La situation ne s’est pas améliorée autant qu’elle l’aurait pu, mais la société a beaucoup évolué. Seulement, aujourd’hui, avec le Brexit et l’élection de Trump – des situations graves –, on se rend compte que les principes ont changé, qu’on s’éloigne du but. C’est difficile d’imaginer qu’on est en train de retourner 40 ou 50 ans en arrière. Pourtant, ce ne sont pas les Trump de ce monde qui me déçoivent le plus. Il y aura toujours des Trump. Il ne faut pas se mettre à leur niveau. La conversation doit porter sur autre chose. Pas parce que je rejette leurs arguments. Pas parce que je crois que 61 millions de personnes ont voté de façon incompréhensible. Ni parce que je manque de respect pour les gens qui ont voté pour le Brexit. C’est parce que je ne crois pas en l’utilité d’une telle démarche, pour qui que ce soit. Je crois plutôt que le changement doit s’appuyer sur un meilleur plan, un plan rassembleur, imaginatif, enthousiasmant.   

L’heure est venue de réfléchir à ce que nous voulons et aux façons de l’obtenir.