Cultiver des réseaux d’innovation sociale

Ilse Treurnicht

Ilse Treurnicht est la présidente et directrice générale de MaRS, un centre d’innovation de 1,5 million de pieds carrés situé à Toronto.

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Bienvenue à Countless Rebellions, la série de balados qui explore les limites et le potentiel de l’innovation sociale en compagnie de chercheurs, de praticiens et d’activistes de tout le Canada. Cette série est produite à Montréal, sur le territoire traditionnel non cédé des peuples Kanien’keha:ka, aussi appelés Mohawks, qui a longtemps servi de lieu de rassemblement et d’échange entre les nations.

Dans cet épisode, je m’entretiens avec Ilse Treurnicht, directrice et fondatrice de MaRS Discovery District à Toronto, et nous discutons de la prise de risque, de la réflexion à long terme et de l’importance de l’innovation inclusive. Lorsqu’elle a commencé sa carrière, Ilse ne croyait pas qu’elle serait un jour à la tête d’un centre d’innovation multisectoriel dans la plus grande ville canadienne. Elle a étudié en recherche scientifique avec l’intention de devenir chercheure, puis s’est retrouvée dans un laboratoire de chimie en démarrage pour étudier les applications pratiques de la chimie de l’environnement. Elle a œuvré au sein de grandes sociétés et a travaillé à quelques projets de commercialisation avec des chercheurs avant de se faire proposer de relever l’intéressant défi qu’était la mise sur pied de MaRS.

Treurnicht : Je travaille à MaRS depuis bientôt 12 ans et demi. Presque tout ce temps, nous avons été en démarrage, d’une façon un peu folle et désordonnée. Mais je crois que depuis les deux ou trois dernières années, nous nous trouvons à la croisée des chemins en ce qui a trait à la prochaine phase de croissance. Nous avons doublé notre superficie, et cette présence physique a un aspect très concret. De nombreuses initiatives que nous avons mises à l’essai et étudiées dans le contexte de certains domaines émergents sont maintenant bien établies, et elles forment réellement une stratégie cohésive. Nous avons passé beaucoup de temps au cours de la dernière année à prendre du recul et à comparer nos projets à d’autres projets très intéressants ailleurs dans le monde. Le concept de centre d’innovation dans les villes est devenu un élément fondamental de la façon dont les villes et les régions conçoivent le développement économique. Notre projet, qui au départ n’avait pas vraiment de nom ni de définition précise, s’inscrit maintenant dans un grand courant d’innovation.

Chaque jour, Ilse travaille avec des innovateurs de toutes sortes, qu’il s’agisse de scientifiques, de sociologues ou de programmeurs informatiques. Je me demande quelles sont les caractéristiques communes à tous des innovateurs.

Treurnicht : Les innovateurs sont principalement des personnes capables de résoudre des problèmes, n’est-ce pas? Un problème se pose à eux et ils essaient de le régler de différentes façons. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’image d’une ampoule qui s’allume au-dessus de la tête d’un innovateur ou d’un héros solitaire. À mon sens, le monde est rempli de héros. Essentiellement, c’est un travail d’équipe. Il peut y avoir un innovateur qui cerne le problème, mais c’est extrêmement rare de voir un innovateur capable de le régler seul. Il s’agit donc de constituer des coalitions de gens capables de résoudre des problèmes, qui ont aussi à cœur le problème, et qui mettront toutes leurs expériences et leurs capacités à profit en vue de le régler.

Lorsqu’on regarde la liste des partenaires et des locataires sur le site Web de MaRS, l’expression « coalition de gens capables de résoudre des problèmes » est tout à fait indiquée pour les décrire. Puisqu’elle est entourée d’autant d’innovateurs, je me demandais quelle était sa définition de l’innovation sociale.

Treurnicht : À mon avis, c’est une branche de l’innovation qui met l’accent sur la mobilisation des capacités d’une société et les répercussions sur cette dernière. Cela peut sembler réducteur, mais je trouve que bon nombre des autres définitions sont inaccessibles. Nous devons donc rendre le langage plus accessible. Ainsi, les gens peuvent sentir qu’ils font eux aussi partie du mouvement, que ce n’est pas réservé qu’aux autres. Je crois également que cela limite la façon dont nous réglons réellement nos problèmes, parce que nous n’utilisons qu’une partie de notre capacité. La nature même de nos problèmes nous empêche de les régler de cette façon. Il est donc important de créer des occasions qui permettent à tous de participer au processus de résolution de problèmes et de trouver des solutions.

Aimeriez-vous clarifier certains points au sujet de l’innovation sociale? Au sujet d’une mauvaise interprétation ou d’une incompréhension?

Treurnicht : Je crois qu’une idée réductrice, mais très répandue que l’on se fait de l’innovation sociale est qu’elle est réservée au secteur à but non lucratif, aux gens du secteur à but non lucratif, seulement à ceux qui font le bien. Et que le secteur privé a un côté antisocial. La bonne nouvelle est que plus ces deux mondes deviennent étroitement liés et plus les valeurs se combinent, plus nous libérons le potentiel de l’innovation sociale dans tous les secteurs. Mais je crois que la séparation entre le profit et l’objectif limite l’innovation sociale. Si nous voulons relever certains des grands défis, nous devons adopter une approche globale. C’est un travail de collaboration. Un innovateur, un philanthrope ou un politicien charismatique ne pourra régler à lui seul les problèmes. Tout le monde doit s’y mettre. Comment ferons-nous en sorte que cela se concrétise?

[Intermède]

Treurnicht : L’un des aspects les plus intéressants à propos du fait que l’innovation sociale soit de plus en plus intégrée au courant dominant est l’influence qu’elle a sur les entreprises établies. En effet, elles comprennent maintenant que la responsabilité sociale d’entreprise ne sert plus à ce que leurs activités soient acceptées socialement, mais que l’influence que peut avoir une stratégie générale d’entreprise sur les collectivités est essentielle, non seulement au développement, mais aussi à la prospérité de l’entreprise. Je crois donc que l’innovation sociale n’est plus seulement une excellente idée permettant d’apporter une solution efficace grâce à un modèle d’entreprise, à un organisme à but non lucratif ou à tout autre intermédiaire : c’est aussi, et de plus en plus, une manifestation d’un changement complet de la façon habituelle de faire des affaires et de fournir des services publics.

Aujourd’hui, MaRS est considéré comme une pierre angulaire du secteur de l’innovation sociale qui offre des ressources et une expertise aux organismes et aux personnes partout au pays. Mais, souvenez-vous qu’il y a 10 ans, l’innovation sociale existait à peine. Comment l’équipe fondatrice de MaRS voyait‑elle l’innovation sociale à cette époque?

Treurnicht : Nous ne considérions pas les choses sous l’angle de l’innovation sociale comme un but, mais comme un moyen, notre approche était beaucoup plus pragmatique. L’espoir initial de John Evans et des fondateurs était de trouver une façon de renforcer l’économie, particulièrement la nouvelle économie du savoir, et d’améliorer la vie des Canadiennes et des Canadiens, et des gens du monde entier. Au regard de cette dualité, c’est‑à-dire de la prospérité et de la résilience, nous savions dès le début que l’innovation sociale devait faire partie de la stratégie. Aujourd’hui, l’innovation sociale fait partie de nos trois grands piliers, et elle est intégrée à tout ce que nous faisons.

L’innovation sociale exige que l’on prenne des risques, ce qui peut ouvrir la voie aux critiques, ou à tout le moins, au scepticisme. Pourriez-vous nous parler de votre expérience en matière de doute et de scepticisme dans le cadre de vos projets?

Treurnicht : Je crois que c’est le grand défi de l’innovation, n’est-ce pas? Si nous connaissions la façon d’y arriver, ou le résultat exact, ce serait facile. Ce qui était unique à propos de MaRS, c’est qu’il s’agissait d’un tout nouveau genre d’établissement. Ce n’était ni une organisation gouvernementale, ni une entreprise, ni un établissement universitaire. On ne savait pas trop ce que c’était. C’était une grande plateforme de soutien. Une partie du scepticisme provenait du fait que c’était dès le départ un projet très ambitieux, ne serait-ce qu’en raison de son ampleur physique. Les fondateurs avaient une vision extraordinaire, et très peu canadienne, puisqu’ils voulaient construire quelque chose ayant une pertinence mondiale. Cette idée a donc fait son apparition, avec toute l’incertitude qui l’entourait. Et je crois qu’il fallait s’attendre à ce scepticisme parce que, bien honnêtement, elle n’avait aucune légitimité. Bien sûr, du point de vue de l’innovation, il n’y avait pas non plus de règles, aucune idée préconçue, ni aucun système ancré ou enraciné qu’il fallait déconstruire. Alors bizarrement, nous étions plus en mesure d’essayer de nouvelles choses. Mais nous devions asseoir notre crédibilité.

Cela a créé une dichotomie, c’est‑à-dire que ces expériences extraordinaires, ces choses étonnantes et merveilleuses qui représentent un monde dans lequel je souhaite vivre sont pourtant si petites, banales même, lorsqu’on les compare à ces grandes perturbations politiques auxquelles on assiste aux États‑Unis et au Royaume‑Uni. Tout à coup, ça a beau être intéressant, ça a l’air insignifiant.. Il est très difficile, mais très important de produire le changement. Et c’est là que réside la dichotomie. Je crois que c’est trop simpliste. L’innovation sociale, c’est plus que cela. C’est plus que seulement l’addition de toutes les répercussions de toutes les innovations. Je me demande si cela vous semble juste et ce que vous en pensez.

Treurnicht : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Peut-être que l’autre aspect de cette observation, au sujet de l’opposition entre les petites expériences intéressantes et l’ampleur des défis, que ce soit par rapport au climat politique, à la déstabilisation géopolitique, aux changements climatiques ou aux grands changements dans les marchés mondiaux du travail, est la question de savoir comment préparer les jeunes pour l’avenir. À mon avis, notre seul outil pour relever ces défis est l’adoption d’une approche globale de l’innovation, puisqu’on se rend compte que la façon habituelle de faire des affaires ne fonctionne pas. Le modèle sur lequel nos institutions sont créées, y compris notre système politique, ne répond pas aux besoins des gens. Nous avons donc besoin d’un nouveau modèle. Mais ce nouveau modèle ne proviendra pas d’un héros, mais sera plutôt le fruit d’une toute nouvelle approche. Je crois donc qu’il faut mettre à profit cet outil et créer un environnement dans lequel nous pouvons nous inspirer de ce qui se fait de mieux en matière d’innovations technologiques, d’élaboration de politiques et de nouveaux modes de financement. Nous devons réunir tout cela autour de l’objectif commun de relever les défis qui nous interpellent.

[Intermède]

Treurnicht : Une innovation sociale, la façon dont l’innovation sociale se produit, dépend de sa nature. Je crois que l’innovation sociale peut suivre un parcours assez classique, celui d’une idée qui se base sur des éléments de preuve, qui acquiert une acceptation dans la collectivité, qui devient une innovation établie dans le marché ou dans la collectivité et qui trouve ensuite des façons de prendre de l’ampleur. Il y a donc beaucoup de parallèles, et nous le constatons du fait que nous soutenons les entreprises sociales tout autant que les entreprises traditionnelles. Elles font face à des défis liés à la gouvernance, à la gestion et au financement. On voit beaucoup de ressemblances tout au long du parcours de l’innovation. Mais les innovations sociales se produisent aussi dans des organisations communautaires de grande envergure, dans le secteur public, où il y a, à mon avis, un grand besoin d’innovation, et au sein des entreprises. En ce sens, cet outil n’est pas une solution ciblée, mais plutôt une solution à l’échelle des systèmes. Il faut tenir compte de toutes les dimensions des solutions à petite, à moyenne et à grande échelle. Manifestement, elles suivent différents chemins pour arriver à un aboutissement.

L’échelle des défis et l’horizon temporel sur lesquels Ilse travaille sont beaucoup plus grands que ceux de ma vie quotidienne. J’étais donc ravi qu’elle m’énonce si clairement sa vision des choses.

Treurnicht : Il faut admettre qu’un génie de l’informatique qui souhaite mettre sur pied une entreprise qui vaudra un milliard de dollars pensera d’emblée à l’établir dans la Silicon Valley, puisque c’est là où il suppose qu’il réussira le plus rapidement ou le plus facilement. Le rêve, selon MaRS, serait que nos propres innovateurs et que les innovateurs les plus brillants du monde qui veulent influencer un milliard de vies considèrent le Canada comme l’endroit où s’établir. Je souhaite que MaRS puisse y contribuer un peu. Je pense à tous les problèmes que nous devons vraiment régler, et la vérité est que ces problèmes coûtent une fortune à la société. Alors si vous les réglez, si vous avez l’audace, la patience et la volonté de travailler très fort pour relever ces défis complexes, vous serez largement récompensé sur le plan économique. Ce n’est donc pas une stratégie de croissance à prendre à la légère. Je crois qu’il faut en faire un rêve. Que devons-nous faire pour le concrétiser? Parce qu’un des défis du domaine de l’innovation, qui vaut aussi pour le domaine de l’innovation sociale, réside dans le fait que les parleurs sont beaucoup plus nombreux que les faiseurs. Nous avons besoin de plus de faiseurs. C’est la seule façon de changer les choses, n’est-ce pas? Il ne suffit pas d’en parler.

[Thème musical de conclusion]

Merci d’avoir été des nôtres. Je suis Scott Baker, et ceci est le balado Countless Rebellions, qui vous est offert par la fondation McConnell. Pour en apprendre davantage, écoutez sans faute nos autres épisodes. Si vous y découvrez quelque chose d’intéressant qui pourrait plaire à quelqu’un, faites-le-lui connaître. Countless Rebellions est produit par Adjacent Possibilities, en collaboration avec Brothers DePaul. Pour en apprendre davantage sur la fondation McConnell et le travail de ses titulaires de subvention, rendez-vous au mcconnellfoundation.ca.