Geoff Mulgan
Geoff Mulgan est directeur général de Nesta, au Royaume-Uni, une fondation d’innovation qui, à l’aide de connaissances, de réseaux, de fonds et de compétences, soutient de nouvelles idées pour relever les grands défis.
Comment en êtes-vous arrivé à faire ce travail?
Mulgan : J’ai grandi dans une famille qui participait activement aux affaires sociales et politiques. À l’adolescence, je suis devenu un militant politique actif. J’ai lutté contre le chômage et le racisme, et je me suis beaucoup intéressé aux questions sociales comme l’itinérance. J’ai eu de la chance d’avoir des parents comme les miens. Ma mère était d’avis qu’on ne devrait pas être un spectateur du monde dans lequel on vit, qu’on devrait essayer de faire partie de la solution.
Au cours de ma carrière en innovation sociale, j’ai travaillé dans de nombreux contextes différents de façon ascendante : organismes locaux, entreprises à vocation sociale, campagnes, projets communautaires. J’ai aussi travaillé de façon descendante : au gouvernement, pour des ministres et des premiers ministres dans quelques pays.
En vieillissant, j’ai essayé de lier la base au sommet pour voir comment en arriver à un changement social concret.
Enfant, que rêviez-vous de faire plus tard?
Mulgan : Je crois avoir voulu être pilote de ligne ou piloter un engin spatial pour aller sur la lune ou sur Mars. Mais cette idée n’a pas fait long feu.
Aujourd’hui, diriez-vous que vous êtes un innovateur social? Est-ce ainsi que vous vous décririez?
Mulgan : En vérité, j’ai une identité assez confuse. Je suis à la fois un gestionnaire, un écrivain et un universitaire. Et parfois, je me consacre davantage à l’entrepreneuriat social en mettant sur pied des organisations. Comme bien des gens dans ce domaine, je change d’identité d’une journée à l’autre. Cela mène parfois à la confusion et au chaos, mais la plupart du temps, mes différents rôles se motivent et s’influencent les uns les autres.
Que signifie être un innovateur social?
Mulgan : Être un innovateur social, c’est passer une partie de sa vie à collaborer avec autrui pour trouver de meilleures idées qui aideront à faire reculer le chômage, à briser l’isolement des personnes âgées ou à réduire les émissions de carbone. C’est essayer d’imaginer des solutions créatives et travailler à les mettre en pratique. Comme on entend souvent dire, le changement est fait d’un pour cent d’inspiration et de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration. C’est relativement facile de trouver des idées, mais c’est beaucoup plus difficile de les concrétiser.
D’après votre expérience, le mouvement d’innovation sociale est‑il unique d’un point de vue culturel?
Mulgan : Ce qui me fascine à propos de la croissance du mouvement d’innovation sociale dans le monde est la façon dont il revêt différentes formes qui s’influencent entre elles. Au Bangladesh, par exemple, il existe des ONG incroyablement puissantes, comme BRAC et la Fondation Grameen, qui ont lancé des initiatives d’innovation sociale d’envergure, mais d’une manière qui reflète la culture du pays. À l’autre bout du monde, des pays comme le Brésil ont mis en place des projets d’innovation sociale urbaine complètement différents. Souvent, ces projets relient l’action sociale, la culture et la musique d’une façon qui serait inimaginable ailleurs. En Europe, des pays comme la Finlande, la Suède ou les Pays-Bas, qui ont un modèle d’État providence performant et bien établi et qui sont dirigés par des administrations très actives, l’innovation sociale est très différente de celle présente en Grèce ou dans certaines régions de l’Italie ou de l’Espagne, où elle est souvent considérée comme une solution de rechange à un État qui n’a pas réussi à accomplir grand-chose. Aux États‑Unis, l’innovation sociale, qui est souvent culturelle et très individualiste, met l’accent sur un héros ou un entrepreneur social qui résout les problèmes, alors qu’en Chine, on met davantage l’accent sur l’équipe et la collectivité. Malgré ces énormes différences, ce qui est formidable, c’est que les professionnels n’ont aucune difficulté à se parler et à partager leurs expériences. Ils trouvent stimulant d’apprendre les uns des autres et d’adapter les modèles d’un endroit à l’autre.
Comment l’innovation sociale pourrait‑elle s’inscrire dans un projet de transformation sociale à plus grande échelle?
Mulgan : La dimension politique de l’innovation sociale sera l’un des enjeux intéressants des cinq ou dix prochaines années. L’innovation sociale doit proposer une vision d’avenir d’une société qui met à profit les ressources intellectuelles, le potentiel et la capacité de ses citoyens et dans laquelle la démocratie ne se résume pas à voter tous les quatre ans pour la personne qui nous gouvernera. Chaque citoyen devrait avoir le pouvoir de façonner et de créer ses conditions de vie dans sa société.
Pouvez-vous nous citer un cas précis qui illustre le potentiel de l’innovation sociale?
Mulgan : Je vais vous raconter une histoire qui est à la fois positive et négative. Quand j’étais adolescent, je travaillais souvent comme bénévole dans une soupe populaire pour les sans-abri. Quelques années plus tard, je travaillais au gouvernement à tenter de régler le problème de l’itinérance dans des villes comme Londres, Manchester et Birmingham. À cette époque, des milliers de personnes dormaient dans les rues chaque nuit et, comme un ministre l’a un jour fait remarquer, se faisaient enjamber par les riches qui se rendaient à l’opéra. Je crois que bien des gens jugeaient cette situation inadmissible dans une société comme la nôtre.
En examinant la situation de plus près, nous avons constaté que certaines personnes croyaient à tort s’attaquer au problème. De nombreux organismes de bienfaisance offraient des refuges et des soupes populaires, mais ils se préoccupaient des symptômes et non des causes. En parlant avec les personnes qui vivaient dans la rue, nous avons compris que les principales causes de l’itinérance étaient les problèmes familiaux, l’alcool, la drogue et les problèmes de santé mentale. Nous avons essayé de procéder d’une manière différente et novatrice, en nous attaquant aux causes tout en aidant ces personnes à quitter la rue, non seulement pour aller dans des refuges, mais aussi pour trouver du travail, suivre une formation ou obtenir des soins. Nous avons mis notre idée à exécution. Parallèlement, nous avons procédé de façon plus méthodique pour mesurer le nombre de sans-abri. Nous nous sommes donné comme objectif de réduire ce nombre des deux tiers en trois ans. Nous avons réussi en deux ans; le nombre avait diminué de 80 à 90 %, selon les mesures effectuées.
Le problème n’était pas complètement réglé, mais il l’était en grande partie grâce à une méthode novatrice. Nous avons employé une stratégie qui mobilisait l’intelligence collective, et c’était pénible pour bien des organismes de bienfaisance et organismes publics d’avoir à rassembler leurs fonds et leurs idées.
L’histoire est belle.
La suite l’est moins. En effet, au cours des cinq dernières années, la situation s’est détériorée en grande partie parce que la stratégie a été abandonnée par le gouvernement. Beaucoup plus de personnes se retrouvent dans la rue et s’enfoncent dans la pauvreté et la misère.
Souhaiteriez-vous remettre les pendules à l’heure au sujet de ce qu’est l’innovation sociale ou de ce qu’elle n’est pas?
Mulgan : L’innovation sociale est un concept général et plutôt vague, tout comme l’innovation. Je crois que les choses tournent mal seulement lorsque les gens la considèrent avec un esprit étroit, qu’ils ne parlent que de l’unique entrepreneur social qui change le monde à lui seul. Ce n’est pas un portrait réaliste du fonctionnement du monde.
Certaines entreprises empruntent le vocabulaire de l’innovation sociale simplement pour la forme, alors qu’au fond, leur responsabilité sociale est plutôt conventionnelle. Certains gouvernements font la même chose : ils emploient le terme « innovation sociale » sans en adopter la philosophie, notamment pour ce qui est de former des partenariats avec les citoyens, plutôt que de faire les choses pour eux.
J’ai été très influencé par mon mentor, Michael Young, qui croyait en l’importance de créer des institutions. Selon lui, elles permettaient d’intégrer une nouvelle façon de travailler sur des périodes beaucoup plus longues. Il a notamment mis sur pied l’Université ouverte, qui, depuis les 40 dernières années, figure parmi les premiers organismes de formation à distance au monde et a accueilli des millions d’étudiants. Le modèle est aujourd’hui reproduit en Inde et en Chine, où l’on compte des dizaines de millions d’étudiants. Tout cela n’aurait pas été possible sans un espace institutionnel permanent.
Certains des grands mouvements pour le changement se sont matérialisés en une organisation qui, par la suite, a incarné le changement et est devenue un pôle d’attraction pour l’argent, l’espoir, l’énergie et les idées.