Utiliser les données en faveur des services sociaux

Anne White

Anne White est agente principale en politiques au Bureau du Conseil privé du gouvernement du Canada. Elle a aussi été boursière en innovation gouvernementale au Government Performance Lab (laboratoire sur le rendement gouvernemental) de la Harvard Kennedy School.

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Bienvenue à Countless Rebellions, la série de balados qui explore les limites et le potentiel de l’innovation sociale en compagnie de chercheurs, de praticiens et d’activistes. Cette série est produite à Montréal, sur le territoire traditionnel non cédé des peuples Kanien’keha:ka, aussi appelés Mohawks, qui a longtemps servi de lieu de rassemblement et d’échange entre les nations.

Dans cet épisode, je m’entretiens avec Anne White, fonctionnaire fédérale, pour parler de données, de faits et pour dire que l’innovation graduelle et constante peut être plus efficace que l’innovation de rupture dont nous entendons habituellement parler.

White : On peut dire que je défends l’innovation sociale. Je l’ai déjà pratiquée aux États‑Unis. J’essaie de le faire au Canada aussi maintenant.

Comment expliqueriez-vous votre projet? Que tentez-vous d’accomplir par votre travail?

White : Le projet auquel je travaille en ce moment au Canada consiste à tenter de donner aux services sociaux l’accès aux données administratives. Ça implique plusieurs choses. D’un côté, nous pourrions simplement les rendre accessibles dans une version anonymisée, qui rende compte de phénomènes à une échelle relativement microgéographique. Toronto l’a fait à l’échelle de son territoire municipal. Ça permet de faire le suivi d’un tas de choses. On peut le faire pour des taux de mortalité infantile ou de violence envers les enfants, par exemple. Si les organismes de services sociaux comprennent leurs collectivités sous cet angle, ils peuvent savoir où concentrer leurs efforts, par exemple pour trouver des personnes qui ont besoin d’aide. À mon avis, c’est une façon plus commode de donner accès aux données. Mais ce que je voudrais vraiment, c’est que les organismes canadiens de services sociaux et les organismes de santé publique collaborent avec le gouvernement pour savoir si leurs services améliorent vraiment la vie des gens.

Qu’est-ce que l’innovation sociale?

White : C’est une excellente question. Je crois que chacun en donne une définition différente. Pour moi, c’est essayer graduellement de nouvelles choses pour susciter le changement. Parfois, ce changement, au lieu d’être graduel, peut être absolument radical et entraîner de grandes améliorations, ou échouer, auquel cas nous en tirons des leçons et changeons de direction. Je crois quand même qu’il s’agit de modifier constamment le système de façon dynamique : changer quelque chose dans sa façon de faire et, avec un peu de chance, apprendre à améliorer les choses.

Et ces petits changements graduels, comment finissent-ils par créer quelque chose de plus grand?

White : C’est toute une question. Ça dépend du fournisseur de services. Dans mon cas, ça dépend du partenaire gouvernemental, de ce qu’il choisit d’en faire. Si le changement graduel est dynamique et que le cycle se perpétue, ce qui est l’idéal, il permet de se perfectionner constamment, n’est-ce pas? La meilleure preuve à rechercher pour savoir si le modèle fonctionne, c’est de savoir s’il va dans le sens du développement humain. Et on revient aux fondements de la théorie : on améliore ses pratiques, on observe comment une personne réagit, puis on poursuit les changements. Au fur et à mesure, si on communique cette information au gouvernement, par exemple dans le cadre d’un partenariat relatif à un système d’orientation, le gouvernement peut aussi apporter des ajustements. On en arrive à un point où on sait que Jeanne, qui vient tout juste de franchir la porte, profiterait vraiment de tel programme avec tel avantage potentiel, vous voyez? Nous n’y sommes pas encore, mais je crois que nos commençons à nous améliorer. On connaît les gens et on utilise l’information à notre disposition pour savoir ce que sont leurs besoins et y répondre.

On parle beaucoup d’innovation de rupture, mais je crois que vous parlez d’innovation à la pièce, graduelle ou constante.

White : Innovation constante. Oui, c’est intéressant de se demander s’il y a rupture ou non. Ça dépend grandement de la situation du fournisseur de services au moment de l’évaluation initiale. Parce que si ses pratiques diffèrent grandement de celles dont nous savons qu’elles améliorent les résultats, la rupture serait profonde, parce qu’il devrait changer un grand nombre de ses pratiques.

La plupart du temps, au Canada, du moins, selon ce que j’ai vu jusqu’à maintenant, les pratiques ne s’écartent pas beaucoup de ce qu’elles devraient être au bout du compte. Mais ce qu’il faut perfectionner, ce sont les petites choses : les tâches répétitives, la façon de collecter les données et le suivi. Oui, c’est un travail d’amélioration perpétuelle. Les gens qui embarquent dans cette aventure ne sont pas tous préparés à cet aspect des choses. L’amélioration du rendement, ce n’est que le début, avant d’évaluer les résultats sous forme de validation. Mais ça ne finit jamais. Il faut entrer dans le cycle suivant : voilà ce qu’on sait, et les gens changent, vous voyez? Alors ça ne devrait jamais prendre fin, il faut utiliser l’information dont on dispose pour comprendre les besoins de la personne, puis fouiller dans notre boîte à outils et dire : « Bon, pour telle personne, nous devons modifier tel service ou penser à appeler cette personne qui pourrait apporter son aide. » Ou, s’il s’agit d’une agence d’emploi, il faut faire des efforts supplémentaires pour trouver quelque chose qui fonctionnerait pour cette personne. On commence à personnaliser les services d’un système conçu en fonction d’une population, ce qui est un peu difficile, mais parfaitement réalisable. Une fois que les organismes en ont pris l’habitude et ont une structure adaptée, l’innovation est très constructive, et ils le constatent. Ils ont généralement besoin d’un peu d’aide pour y arriver, pas forcément d’un système de TI sophistiqué, mais simplement de recueillir l’information la plus pertinente et de l’utiliser d’une façon qui leur permet de personnaliser un peu les services. Les gens qu’ils servent sont plus heureux, ils voient une amélioration des résultats, voilà le cycle positif qu’ils veulent poursuivre. Il suffit d’un peu de stimulation pour y arriver.

Il y avait un projet dans le cadre duquel un fournisseur voulait étendre un service à une zone aux besoins élevés. Il a littéralement utilisé Google Maps et certaines données anonymisées, rien de nominatif, juste pour savoir, si le service était étendu à cette zone, où seraient les besoins? Où la population se déplace-t‑elle? Où sont les niveaux les plus élevés de mortalité infantile? Chez un fournisseur de services, une infirmière s’est assise et a consulté la carte, puis a dit : « Oh, voilà où vont les nouveaux réfugiés. Là, il y a une église. Nous pourrions consacrer plus de temps à la sensibilisation les lundis à cet endroit. » Et ses yeux se sont illuminés. On pourrait dire que ce petit bout d’information constitue de la rupture constante, vous voyez? C’est une façon différente de faire de la sensibilisation. Les gens sur le terrain pourraient cogner aux portes ou passer du temps à l’église au lieu d’être passifs et d’attendre des visiteurs. Peut‑être est-ce de la rupture. Mais c’est stimulant pour les gens lorsqu’il s’agit d’information utile. Et nous n’en avons pas parlé, mais un grand nombre des données recueillies en ce moment le sont pour la production de plusieurs rapports, pour des fondations ou des organismes gouvernementaux différents. Aux États‑Unis, je crois qu’il y a des niveaux de rapports hiérarchiques qui vont du niveau local au gouvernement fédéral. Il y a donc différentes données simples qui sont recueillies et qui, honnêtement, ne sont pas utiles aux fournisseurs de services. Ce qui les motive, c’est de parvenir à utiliser ces données et à les rendre fonctionnelles.

Dans la communauté des innovateurs sociaux, qui vénère la rupture des systèmes et la production d’idées radicales, la notion d’un changement graduel et constant n’est pas courante. Pourquoi associe-t‑on l’approche par le changement graduel à une approche provenant de l’extérieur?

White : Je ne sais pas. C’est plutôt bizarre. Vous me faites penser à quelque chose. Voilà ce qui me trotte derrière la tête : je suis peut‑être peu encline au risque. Vous voyez? Peut‑être qu’une partie de moi me dit : « Nous avons toute cette information formidable, commençons par là. Vous savez, nous n’avons pas besoin de tout réformer et de faire prendre des risques à chacun. » Parce que c’est ce dont il s’agit. Les dossiers auxquels j’ai travaillés concernent la mortalité infantile ou les services de protection de l’enfance, ce sont des services importants. On ne va pas tout changer d’un seul coup. Nous disposons pourtant de toute cette merveilleuse information, rigoureusement scientifique, selon laquelle telle mesure engendrera de grandes améliorations. Il me semble qu’il n’y a pas de questions à se poser. Il y a là une possibilité d’amélioration qui ne nécessite pas de tout remettre en question, de tout mettre à terre pour recommencer. Il s’agit plutôt de se concentrer sur ce que nous avons décidé d’améliorer.

Baker : Quelle est la difficulté de ce genre de travail?

White : Dans mon cas, ce que j’ai vu jusqu’ici dans mon expérience, c’est que les gens ont tendance à dire non plus souvent que oui. Peu importe le sujet, vous voyez? Les gens veulent être à l’aise avec ce que vous proposez. Tant que ce n’est pas le cas, ils refuseront. Ça peut être exténuant à la longue. Vous savez, ça passe à la première réunion de la journée, ça passe à la deuxième, mais quand ça fait six fois que vous travaillez avec les mêmes personnes et qu’elles disent encore non, je trouve ça difficile. C’est facile, ou relativement facile, d’emporter l’adhésion des gens avec les bons outils. Revenons à l’exemple de cette infirmière à qui on a montré des données. Elle a immédiatement vu l’église et les activités de sensibilisation possibles, ça l’a tout de suite motivée, vous voyez. Parce que dans ce cas, il ne s’agit pas de rupture, ni de nouveaux processus. On montre aux gens de l’information très utile, et automatiquement, ils créent d’eux-mêmes leur nouveau processus parce qu’ils le souhaitent. C’est efficace.

Par contre, c’est difficile quand on n’est pas encore arrivé à ce stade, quand on essaie de persuader des gens de quelque chose qu’ils ne peuvent pas imaginer. Ces temps-ci, je me trouve très souvent dans cette situation. Peu importe le nombre de tableaux blancs que j’utilise, le nombre d’explications que je donne. J’essaie de leur vendre un projet qui reste théorique, qui n’est pas concret. Il faut vraiment que la personne à qui je parle puisse aller voir le fournisseur de services, ou s’imaginer dans cette situation, ou prenne le temps de comprendre ce qu’on attend d’elle et le rapport qu’a le projet avec les autorités locales, le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral. C’est presque comme si on devait leur faire visiter l’usine. C’est vraiment difficile de vendre des choses qui ne sont pas matérielles. Je trouve ça dur. Ça m’épuise. D’un autre côté, les fournisseurs de services me renvoient toujours cette énergie, c’est ce qui me donne la force de retourner au front.

Je voulais savoir ce qu’Anne considérait comme une méprise courante au sujet de l’innovation sociale.

White : Il est essentiel de comprendre que ces programmes, ces projets, ou ces approches d’innovation sociale ne doivent pas revêtir un caractère ponctuel, mais servir à réformer notre façon de servir le bien public. Les gens dédaignent les données administratives. Ce n’est pas un sujet très motivant, je l’avoue, mais c’est le seul lien qui donne un sens à ces deux réalités. La difficulté à surmonter en matière de prévention, c’est que notre système est fait de telle sorte qu’il faut se blesser et présenter des symptômes avant qu’on vous consacre des ressources. N’importe quel fournisseur de services qui travaille étroitement avec des familles sait que nous devons en faire davantage, et beaucoup d’entre eux en ont la preuve. Quand une famille va mal, ou quand la santé va mal, par exemple, comme notre système comptable gouvernemental fonctionne sur une base annuelle, il ne permet pas de penser à investir un jour pour les sauver dans trois ans. En plus, tout est compartimenté en différents ministères. Si tel ministère dépense et que tel autre ministère en récolte les bénéfices, ça ne fonctionne pas non plus.

Nous avons des systèmes qui perpétuent les obstacles, ils créent des services et limitent nos fournisseurs de services. Je ne crois pas que les gens qui tentent de réformer le système y réfléchissent suffisamment. D’un côté, on pourrait dire : « On laisse tomber, on va simplement bâtir un système parallèle, et l’autre finira par s’effondrer. » Mais je doute que ce soit pratique. Je crois qu’il faut relier les deux, et faire en sorte qu’un système permette à l’autre de s’ériger. Dans ce nouveau monde, nos services seraient plus efficaces, nos résultats meilleurs, et tout serait moins cher au bout du compte. Procéder de cette façon, en utilisant les preuves et les données, ça coûte beaucoup moins cher. Et… ce n’est pas passionnant. Ce n’est pas passionnant de réfléchir à tous ces problèmes de comptabilité. On se dit : « Ah, quel ennui! » Mais je crois que c’est réellement efficace. C’est bien la chose dont j’aimerais pouvoir parler d’une façon plus énergique et entraînante, ou que je voudrais rendre plus intéressante pour les gens, parce que fondamentalement, je crois que c’est le principal obstacle à un réel changement.

Après avoir travaillé dans ce domaine pendant des années, Anne voit l’avenir avec espoir.

White : Comme tout le monde, je lis les nouvelles, et c’est vraiment négatif. Ça peut sembler éprouvant. Toutefois, mon expérience me rend plutôt optimiste pour le monde. Aux États‑Unis, j’ai travaillé avec des personnes très éloignées les unes des autres sur le spectre idéologique et partisan. Au bout du compte, quand on prend des décisions concrètes au sujet d’un service pour une personne, qu’on consulte les données réelles et qu’il ne s’agit plus de théorie, « Si je fais ceci, cette personne va obtenir cela », quand on consulte concrètement les données et qu’on se dit : « J’ai aidé cette personne. Et voilà, regardez! Je constate qu’elle est allée moins souvent à l’urgence. » Ou encore, ses interactions avec les services de protection de l’enfance sont inférieures à celles d’un autre groupe. Eh bien, il n’y a plus de place pour le doute. Les divergences idéologiques s’évanouissent à ce moment-là, parce qu’on parle du réel. La différence se voit. Vous pouvez y associer des coûts, des économies et des avantages. On peut avoir un débat très concret. C’est beaucoup plus facile d’affronter des difficultés qu’on tente de résoudre dans le monde quand on comprend très concrètement ce qui est possible.

[Thème musical de conclusion]

Merci d’avoir été des nôtres. Je suis Scott Baker, et ceci est le balado Countless Rebellions, qui vous est offert par la fondation McConnell. Pour en apprendre davantage, écoutez sans faute nos autres épisodes. Si vous y découvrez quelque chose d’intéressant qui pourrait plaire à quelqu’un, faites-le-lui connaître. Countless Rebellions est produit par Adjacent Possibilities, en collaboration avec Brothers DePaul. Pour en apprendre davantage sur la fondation McConnell et le travail de ses titulaires de subvention, rendez-vous au mcconnellfoundation.ca.