Adam Kahane
Adam Kahane est directeur à Reos Partners, une entreprise sociale internationale qui aide les personnes à faire avancer ensemble leurs causes les plus importantes et les plus complexes.
Abonnez-vous sur iTunes et Google Play.
Bienvenue à Countless Rebellions, la série de balados qui explore les limites et le potentiel de l’innovation sociale en compagnie de chercheurs, de praticiens et d’activistes de tout le Canada. Cette série est produite à Montréal, sur le territoire traditionnel non cédé des peuples Kanien’keha:ka, aussi appelés Mohawks, qui a longtemps servi de lieu de rassemblement et d’échange entre les nations.
Dans cet épisode, je m’entretiens avec Adam Kahane, le directeur de Reos Partners à Montréal, afin de discuter de l’importance de la collaboration, du pouvoir et de l’amour pour comprendre ce qu’est l’innovation sociale et ce qu’elle pourrait être. Lorsqu’il était jeune, Adam ne savait pas exactement ce qu’il voulait faire plus tard. Il savait seulement qu’il voulait être quelqu’un capable de trouver des solutions. Pour lui, cela signifiait aller à l’école pour devenir un expert. Il a d’abord étudié la physique, puis l’économie et enfin, la planification d’entreprise.
Kahane : À cette époque, je croyais qu’une personne pouvait contribuer à un monde meilleur et aborder les questions et les défis importants si elle était capable de trouver les bonnes réponses. Mon parcours professionnel a radicalement changé lorsque je me suis rendu compte, au début des années 1990, que ce n’était pas la bonne façon de régler les grandes questions complexes. J’ai compris qu’aider les autres à travailler ensemble pour trouver des solutions était une méthode beaucoup plus prometteuse et à laquelle je pouvais contribuer.
Adam n’a pas appris cela à l’école, mais plutôt grâce à une expérience qui a transformé sa vie.
Kahane : L’expérience professionnelle qui m’a formé a été celle que j’ai acquise en tant qu’expert en planification stratégique, particulièrement en création de scénarios, pour Shell à Londres, et pendant mon voyage en Afrique du Sud en septembre 1991 en vue d’animer les discussions d’un groupe de dirigeants sud-africains qui essayaient de trouver une façon d’opérer la transition entre l’apartheid et la démocratie. C’est ce qui m’a fait comprendre qu’il existe une autre façon de travailler sur de grandes questions difficiles, complexes et conflictuelles, et que, contrairement à ce que je croyais, et sans doute à ce que la plupart des gens croient, il est possible que des personnes arrivent à trouver des solutions ensemble, même si elles ne sont pas d’accord, si elles ne s’aiment pas ou ne se font pas confiance. Et c’est la méthode que je mets en pratique depuis.
Qu’est-ce que l’innovation sociale pour vous?
Kahane : Je l’ai toujours vue comme un effort conscient visant à produire un changement social ou, je suppose, un effort conscient visant à produire un changement sociétal. Je crois que le mot « social » dans « innovation sociale » désigne l’aspect social, politique, économique, culturel et environnemental. Ce que j’ignore, par contre, c’est la mesure dans laquelle l’innovation sociale contribue au changement réel des systèmes sociaux. J’ai toujours la crainte que 95 % des changements sociaux soient attribuables à des facteurs qui ne sont pas du ressort de ce qu’on appelle l’innovation sociale.
Qu’est-ce qui vous donne cette impression?
Kahane : Eh bien, nous vivons ce mois-ci ce qui pourrait être le plus grand, ou l’un des plus grands changements de structure politique et sociale de la société humaine avec la présidence de M. Trump. Y avait‑il parmi les personnes qui ont contribué à l’ascension de M. Trump des gens qui se considèrent comme des membres de la communauté de l’innovation sociale? Je ne crois pas, non. Je crois plutôt qu’aucun innovateur social n’y a contribué, excepté de façon accessoire, en participant aux événements précurseurs du changement qui nous a fait basculer dans une nouvelle ère. Si nous souhaitons avoir une influence sur ce qui se passe dans le monde, nous devons élargir notre vision et travailler non seulement dans le domaine social, mais aussi, et surtout dans les domaines politique, technique, économique et culturel, entre autres.
À mon avis, les gens croient à tort que l’amour suffit à accomplir ce genre de travail, et que les priorités, les pouvoirs et les ego individuels sont des obstacles qui doivent être surmontés. Je crois qu’il s’agit là d’une incompréhension fondamentale. C’est sans espoir. Ce genre de méthode peut donner des résultats, mais en fin de compte, elle repose sur les émotions ou la manipulation. Dans ce domaine, on croit généralement que tout irait pour le mieux si on ne faisait qu’un, si les gens travaillaient dans un esprit commun, mettaient de côté leurs priorités personnelles et leur ego et cessaient de se quereller. Mais c’est tout à fait faux. Le livre que j’ai écrit, intitulé Pouvoir et amour : Théorie et pratique des transformations sociétales, est une réflexion de 200 pages inspirée de cette citation de Martin Luther King Jr. : « … le pouvoir sans amour est inconscient et abusif, et […] l’amour sans pouvoir est affectif et anémique ». Je trouve que cette interprétation affective et anémique, à savoir que le pouvoir est le problème et que l’amour est la solution, n’est qu’à demi vraie, et c’est ce qui est dangereux. C’est une interprétation très répandue dans ce domaine.
Je crois que nous assistons à une polarisation de la société : d’un côté, il y a ceux qui représentent le pouvoir et de l’autre, ceux qui représentent l’amour. On le remarque aussi dans les couples et les organismes. Par exemple, l’équipe du marketing a le pouvoir et l’équipe des ressources humaines, l’amour. Dans un couple, la femme incarne l’amour, et le mari, le pouvoir. Un autre exemple : les politiciens s’occupent des affaires relevant du pouvoir, et les innovateurs sociaux, de celles relevant de l’amour. Je dirais que choisir un des deux aspects n’est jamais une bonne idée. Cela veut dire choisir d’être inconscient et abusif ou d’être affectif et anémique. Et cette tendance à choisir l’un et à déléguer l’autre est une mauvaise idée. Je crois donc que dans ce domaine, la principale tâche pour les personnes et pour le domaine lui-même est d’apprendre à faire les deux, sans affaiblir la motivation première, mais plutôt en renforçant la seconde. Cela veut donc dire que les personnes animées par le pouvoir doivent apprivoiser l’amour, et que les personnes animées par l’amour doivent apprivoiser le pouvoir.
Beaucoup de gens qui œuvrent au sein d’organismes de bienfaisance non traditionnels tentent de trouver de nouveaux modèles…
Kahane : Oui.
… qui n’offensent pas les gens, je me trompe? Certains domaines, comme la finance sociale, omettent des aspects qui pourraient offenser les gens. Et nombreux sont ceux qui ne veulent pas offenser les gens, mais qui veulent créer de nouvelles solutions bénéfiques pour tous. C’est ce qui caractérise, selon moi, la communauté de l’innovation sociale. Qu’arriverait‑il, à votre avis, si le mouvement ou la communauté de l’innovation sociale suivait votre conseil et s’emparait de la notion de pouvoir?
Kahane : Je ne dis pas qu’on devrait offenser les gens gratuitement. Je ne dis pas non plus qu’on devrait confronter les gens directement. Se servir du pouvoir ne signifie pas imposer des choses aux gens. Cela signifie toutefois qu’il faut trouver un compromis entre des intérêts contradictoires et reconnaître qu’on arrive rarement à une solution gagnant-gagnant. Peut-être parfois est-ce le cas, et c’est tant mieux, mais le plus souvent, on arrive à un compromis, ou à une situation du genre « Tu gagnes cette fois-ci, je gagnerai la prochaine fois ». Les compromis, les accords, les jeux de pouvoir et les échanges ne sont pas de mauvaises choses. Lorsque j’ai dit à mon éditeur, Steve Piersanti, de Berrett-Koehler, que je voulais écrire un livre sur la collaboration – mon nouveau livre s’intitule Collaborer avec l’ennemi : comment travailler avec des personnes avec qui vous êtes en désaccord, que vous n’aimez pas ou en lesquelles vous n’avez pas confiance, – il m’a répondu « Le vrai problème avec les livres sur la collaboration est d’abord que tout le monde croit avoir appris tout cela en maternelle, et ensuite, que tout le monde croit que la collaboration suppose de faire des compromis ». Je lui ai dit « Évidemment que ça suppose des compromis ». Évidemment que ça suppose des compromis. Autrement, je ne vois pas comment nous pourrions accomplir quoi ce soit. Non pas que j’essaie d’être offensant ou que je croie que c’est bien d’être offensant, mais l’idée que personne ne devrait jamais être offensé, ou que personne ne devrait avoir à faire de compromis ni être bouleversé par le changement social élimine 90 % des actions possibles. C’est tout. Les politiciens le comprennent bien. Je ne suis pas un politicien. En fait, je n’ai jamais travaillé en politique, mais je crois que c’est une évidence pour les politiciens.
Une autre erreur que la plupart des gens font au sujet de l’innovation sociale est de croire qu’il faut trouver de nouvelles idées, des solutions auxquelles personne n’avait pensé avant. Et ça peut être le cas, mais ce n’est pas très courant, à mon avis. Le plus souvent, il s’agit d’une vieille idée dont quelqu’un parle depuis des années et que personne n’écoute.
Angela Wilkinson m’a dit un jour « L’innovation sociale est en grande partie de l’innovation relationnelle ». Ce sont des gens capables de travailler ensemble, des gens qui transforment leurs relations et qui, par le fait même, sont en mesure de réaliser une idée que quelqu’un a déjà eue il y a longtemps. J’ai une amie qui a longtemps travaillé au processus de paix en Irlande du Nord. Elle m’a dit que la solution au problème de l’Irlande du Nord était connue depuis toujours, qu’elle se trouvait depuis toujours dans un tiroir. Les gens ont mis des dizaines d’années avant d’aller ouvrir ensemble ce tiroir. Je crois donc que l’idée selon laquelle l’innovation sociale consiste surtout à trouver de nouvelles idées ne se vérifie qu’à l’occasion dans la réalité. Le plus souvent, il s’agit d’une alliance ou d’un groupe dont les membres sont prêts à travailler ensemble pour matérialiser une idée qui existe déjà. En ce sens, le mot « innovation » nous fait croire qu’il faut trouver une idée nouvelle et brillante. Je suppose qu’il arrive qu’on trouve de nouvelles idées, peut-être dans le domaine de la finance sociale, par exemple. Mais la plupart du temps, il s’agit moins de trouver de nouvelles idées que d’établir de nouvelles relations.
[Intermède]
Kahane : Ce que j’ai appris d’abord, c’est qu’il est possible pour des gens de se réunir et de discuter, plus qu’ils ne le croient. Non seulement c’est possible, mais c’est aussi facilement transposable. C’est très important. Il vaut certainement mieux se réunir et discuter que de ne pas se réunir, de s’entretuer ou de se battre. Ce n’est pas une question banale en 2017, à une époque où, dans la plupart des régions du monde, les gens affirment, je crois avec raison, qu’on assiste à une fragmentation, à une polarisation et à une diabolisation croissantes. Dans ce contexte, parvenir à rassembler des gens qui mettent de côté leurs désaccords pour se parler de façon productive est en soi une réussite. Je crois cependant que c’est insuffisant. À mon avis, plus encore qu’un dialogue, c’est une collaboration qu’il faut, ce qui signifie que nous ne devons pas seulement nous parler, mais aussi travailler ensemble.
Bien sûr, la grande différence réside dans le fait d’essayer, d’expérimenter, comme nous l’avons déjà dit. Les gens peuvent se parler longtemps et tirer toutes sortes de conclusions, et la plupart seront sans doute fausses ou encore ne tiennent pas la route. L’étape suivante, qui est très importante, consiste donc à aller au-delà de la simple formulation d’une idée et d’en faire l’essai pour voir si elle fonctionne ou non, d’expérimenter. Cependant, il est très compliqué de collaborer, de créer une structure ou une plateforme qui permet la collaboration au fil des mois ou des années parce qu’il est difficile de maintenir la cohésion d’équipes interorganisationnelles ou intersectorielles spéciales. Mes collègues et moi travaillons, tout en apprenant, à une façon de créer une plateforme qui permettrait aux différents secteurs, organisations et groupes non seulement de dialoguer, mais aussi de collaborer de façon soutenue et de faire avancer les choses. Le travail s’accomplit facilement dans une seule organisation hiérarchique, où on peut décider de ce qui sera fait, du rôle de chacun et de confier le travail à une autre personne si quelqu’un ne veut pas le faire. Dans le monde, presque tout est organisé de cette façon. La hiérarchie est un moyen bien établi de faire en sorte que les choses se réalisent. Mais comment accomplir le travail sans hiérarchie? Et là encore, pas seulement pendant une heure ou une fin de semaine, mais pendant des mois, voire des années? C’est essentiel, et ce n’est pas facile.
[Thème musical de conclusion]
Merci d’avoir été des nôtres. Je suis Scott Baker, et ceci est le balado Countless Rebellions, qui vous est offert par la fondation McConnell. Pour en apprendre davantage, écoutez sans faute nos autres épisodes. Si vous y découvrez quelque chose d’intéressant qui pourrait plaire à quelqu’un, faites-le-lui connaître. Countless Rebellions est produit par Adjacent Possibilities, en collaboration avec Brothers DePaul. Pour en apprendre davantage sur la fondation McConnell et le travail de ses titulaires de subvention, rendez-vous au mcconnellfoundation.ca.