Comment peut-on déterminer les projets de transport qui seront les plus valables sur le plan de la durabilité?

Par Alex Gillis

Construire ou agrandir un réseau de métro, de tramway ou d’autobus dans une grande ville peut aider à réduire les émissions de carbone. Toutefois, les coûts de tels projets s’élevant à des millions, voire des milliards de dollars, comment savoir que notre argent sera bien dépensé?

Des chercheurs canadiens souhaitent utiliser une théorie ancienne appelée « la sagesse des foules » pour concevoir un procédé original permettant d’évaluer la durabilité environnementale et socioéconomique des projets d’infrastructures urbaines. « C’est comme essayer de deviner le nombre de bonbons dans le pot ou le poids du bœuf, mais en faisant la moyenne des réponses données », explique Daniel Hoornweg, un des principaux chercheurs de l’équipe, qui travaille à la Faculté des systèmes énergétiques et de la science nucléaire à l’Institut de technologie de l’Université de l’Ontario.

Monsieur Hoornweg précise que le « bœuf » renvoie à une découverte célèbre faite par le scientifique britannique Francis Galton en 1906 lorsque des gens tentèrent de deviner le poids d’un bœuf durant une foire agricole. Ce dernier nota 800 réponses et, fait surprenant, découvrit que la moyenne des réponses était presque exacte. C’était une découverte incroyable et plusieurs livres ont été écrits sur le sujet (La sagesse des foules and The Perfect Swarm).

« La nouvelle façon de faire les choses inclut un procédé qui motive les ingénieurs et les décideurs politiques à accorder plus d’importance aux nombreux aspects de la durabilité. »

Monsieur Hoornweg et ses collègues, Mehdi Hosseini (également chercheur à la Faculté des systèmes énergétiques et de la science nucléaire) et Christopher Kennedy (chaire du Département de génie civil à l’Université de Victoria), comparent le « bœuf » à n’importe quel grand projet d’infrastructures. Dans un article publié récemment, ils appliquent cette théorie à un procédé appelé « Sustainability Cost Curves », ou courbes des coûts de durabilité, pour illustrer la façon dont un grand nombre de gens, c’est‑à‑dire le public, peut contribuer des chiffres et des idées aux projets de routes, de transport en commun ou d’infrastructures d’un autre genre.

Cet article paraît à un moment crucial. Des décennies de recherche montrent qu’il vaut mieux s’attaquer aux problèmes de durabilité en milieu urbain. En effet, les grandes métropoles produisent une très grande partie des gaz à effet de serre qui sont libérés dans l’atmosphère. Montréal, Toronto et Vancouver représentent plus de la moitié de l’économie canadienne. De plus, le Canada s’est engagé à investir 180 milliards de dollars dans les infrastructures au cours des 12 prochaines années.

Les travaux de monsieur Hoornweg et ses collègues se concentrent sur les villes. Ils portent sur une nouvelle façon de prendre des décisions à des fins de durabilité, décisions pouvant influer sur les changements climatiques, la perte de biodiversité et une foule de problèmes socioéconomiques, comme les possibilités qui s’offrent aux jeunes, les questions énergétiques et l’accès aux services essentiels.

Mais selon lui, nous devons d’abord changer nos anciennes méthodes décisionnelles. Celles-ci marginalisent encore les questions de durabilité et se concentrent surtout sur des facteurs monétaires et de sécurité. « La pratique qui consiste à prendre des décisions en matière d’infrastructures en fonction d’une analyse coût/bénéfice remonte à 1848, lorsque Jules Dupuit a déterminé les avantages d’un nouveau pont à Paris », peut-on lire dans l’article. « Ce sont donc des analyses coût/bénéfice et des facteurs de sécurité qui sous-tendent depuis 170 ans les décisions prises dans le domaine des infrastructures. »

Sheppard-Young Station TTC

 

Ces éléments ne suffisent pas aux villes modernes qui s’efforcent de créer un avenir plus durable. Selon monsieur Hoornweg, « la personne qui gère les détails gère les infrastructures. » Il mentionne les partis pris politiques des projets d’infrastructures actuels qui connaissent des ratées. « On trouve ça à Toronto dans le cas du métro Scarborough et de la ligne Sheppard. Ce sont de mauvaises infrastructures dont la construction a été motivée par des priorités politiques. » La ligne Sheppard a été conçue pour être utilisée par quatre fois le nombre d’usagers qui l’utilisent actuellement. Elle ne sera donc pas durable sur le plan financier ou environnemental pour les 30 prochaines années. « Sheppard aurait dû être une ligne de transport en commun rapide au‑dessus du sol et non un métro », dit-il. Les anciennes méthodes ont mené dans ce cas-ci à une mauvaise décision.

La nouvelle façon de faire les choses inclut un procédé qui motive les ingénieurs et les décideurs politiques à accorder plus d’importance aux nombreux aspects de la durabilité. Elle permet au public de contribuer des données relativement à sept facteurs de durabilité biophysiques : les changements climatiques, la perte de biodiversité, l’utilisation de l’eau potable, les changements concernant l’utilisation des terres, l’utilisation d’azote, la pollution chimique et la résilience urbaine. Elle permet aussi au public de fournir des données relativement à sept facteurs de durabilité socioéconomique : les possibilités qui s’offrent aux jeunes, l’économie locale, l’accès énergétique, la connectivité, les établissements, l’accès aux services essentiels et la sécurité publique.

« De nos jours, une partie du problème est que si on veut évaluer la durabilité d’un important projet d’infrastructures, on doit embaucher une firme d’ingénierie dont les services peuvent coûter au‑delà de 100 000 $ », affirme monsieur Hoornweg.

Les auteurs de l’article ont utilisé ces facteurs pour fournir des estimations de durabilité à Montréal, Toronto et Vancouver, ainsi qu’à 122 des plus grandes villes du monde (dont on peut trouver la liste au www.city-sustainability.com). Jusqu’à maintenant, des évaluations approximatives ont révélé quelques différences entre les trois plus grandes métropoles canadiennes, y compris un PIB plus élevé à Montréal, plus d’emplois à Vancouver et de plus grandes inégalités et une plus grande dépendance à l’automobile à Toronto.

 

Le procédé est aussi peu coûteux et donc plus pratique. « De nos jours, une partie du problème est que si on veut évaluer la durabilité d’un important projet d’infrastructures, on doit embaucher une firme d’ingénierie dont les services peuvent coûter au‑delà de 100 000 $ », affirme monsieur Hoornweg. « Alors avant de dépenser autant d’argent, pourquoi ne pas utiliser un moyen de vérifier in situ les propositions? Lorsque le maire de Toronto John Tory a voulu évaluer SmartTrack, la ligne de transport proposée pour relier Scarborough et Etobicoke en passant par le centre‑ville, quelqu’un dans une université, ou ailleurs, avait un moyen rapide et facile d’analyser les chiffres pour ensuite confirmer qu’il s’agissait d’une bonne idée. »

Mais personne n’a effectué une telle analyse.

Ajouter des facteurs de durabilité à des facteurs monétaires et des chiffres sur les usagers permet d’obtenir des évaluations plus réalistes. À Montréal par exemple, le projet de métro proposé appelé la Ligne rose pourrait offrir un potentiel considérable en matière de durabilité. Et la ligne de transport en commun rapide sur Pie-IX, qui sera inaugurée en 2022, sera la plus durable sur le plan de la rentabilité de tous les projets de transport en commun montréalais.

Une analyse des projets d’infrastructures à Vancouver indique que des lignes de transport comme le projet Surrey Light Rapid Transit offriraient un potentiel de durabilité élevé, tandis que le remplacement du viaduc Georgia/Dunsmuir offrirait aussi un certain potentiel, mais serait beaucoup plus coûteux.

De manière similaire, la proposition du transfert de 90 minutes serait très profitable pour Toronto sur le plan social et environnemental, puisque cela permettrait aux usagers d’utiliser le transport en commun rapide à leur guise pendant un maximum de 90 minutes, au lieu de devoir payer chaque fois qu’ils embarquent dans un autobus ou un train. « Le transfert de 90 minutes offre le niveau de durabilité le plus élevé au plus bas prix, comparativement au prolongement de l’autoroute 407 qui offre le niveau le plus bas », lit-on dans l’article rédigé par monsieur Hoornweg et ses collègues.

Ces brèves analyses de grands projets nous permettent d’obtenir au premier coup d’œil des renseignements utiles. Elles représentent le point de départ d’un procédé qui mène à des estimations de groupe en ligne et des courbes de coûts dynamiques. La clé consiste à accroître et agréger les données fournies par des personnes diverses et indépendantes.

« Celui qui gère les données gère le monde », affirme monsieur Hoornweg. « C’est en quelque sorte comme dans Le magicien d’Oz. Le magicien est derrière le rideau et nous espérons que notre procédé permettra d’ouvrir le rideau. Ça serait un début. »


Alex Gillis

Journaliste d’enquête et auteur, Alex Gillis a collaboré avec plusieurs publications importantes au Canada. Il a aussi travaillé avec des organismes communautaires et des organismes de développement international.

 

Le présent article peut être reproduit sans frais par les organismes sans but lucratif et les fondations, en mentionnant la source. L’auteur conserve ses droits d’auteur. Cliquez ici pour en savoir plus ou écrivez à la Fondation McConnell à : communications@mcconnellfoundation.ca

 

[i] Liste complète des auteurs et de leurs affiliations

Hoornweg, Daniel1,6; Hosseini, Mehdi1; Thibert, Joel2; German, Michelle3; Engle, Jayne4; Plitt, Robert3; et Kennedy, Christopher5

1 L’Institut de technologie de l’Université de l’Ontario, Canada

2 McKinsey Corporation, Canada

3 Evergreen Canada, Canada

4 La fondation McConnell et l’Université McGill, Canada

5 L’Université de Victoria, Canada

6 daniel.hoornweg@uoit.ca